Michel Bakounine
Les Endormeurs
Publié dans L'Égalité, N°23 à 27, (26 juin - 24 juillet 1869)
Basé sur Le Socialisme Libertaire, établi par Fernard Rude,Ed Denoël, 1973
I.
L'Association internationale des bourgeois démocrates, qui s'appelle « la Ligue internationale de la paix et de la liberté », vient de lancer son nouveau programme, ou plutôt elle vient de pousser son cri de détresse, un appel plutôt touchant à tous les démocrates bourgeois de l'Europe, qu'elle supplie de ne point la laisser périr faute de moyens. Il lui manque plusieurs milliers de francs pour continuer son journal, pour l'achèvement du bulletin de son dernier congrès et pour rendre possible la réunion d'un congrès nouveau, ensuite de quoi le Comité central, réduit à la dernière extrémité, a résolu d'ouvrir une souscription, et il invite tous les sympathisants et croyants de cette ligue bourgeoise de vouloir bien prouver leur sympathie et leur foi, en lui envoyant, à n'importe quel titre, le plus d'argent que possible.
En lisant cette circulaire nouvelle du Comité central de la Ligue, on croit entendre des moribonds qui s'efforcent de réveiller des morts. Pas une pensée vivante, rien que la répétition de phrases rebattues et l'expression impuissante de vœux aussi vertueux que stériles, et que l'histoire a depuis longtemps condamnés, à cause même de leur désolante impuissance.
Et pourtant, il faut rendre cette justice à la Ligue de la paix et de la liberté qu'elle réunit dans son sein les bourgeois les plus avancés, les plus intelligents et les plus généreusement disposés de l'Europe ; bien entendu à l'exception d'un petit groupe d'hommes qui, quoique nés et élevés dans la classe bourgeoise, du moment qu'ils ont compris que la vie s'était retirée de cette classe respectable, qu'elle n'avait plus aucune raison d'être et qu'elle ne pouvait continuer d'exister qu'au détriment de la justice et de l'humanité, ont brisé toute relation avec elle et, lui tournant le dos, se sont mis résolument au service de la grande cause de l'émancipation des travailleurs exploités et dominés aujourd'hui par cette même bourgeoisie.
Comment se fait-il donc que cette Ligue, qui compte tant d'individus intelligents, savants et sincèrement libéraux dans son sein, manifeste aujourd'hui une si grande pauvreté de pensée et une incapacité évidente de vouloir, d'agir et de vivre ?
Cette incapacité et cette pauvreté ne tiennent pas aux individus, mais à la classe toute entière à laquelle ces individus ont le malheur d'appartenir. Cette classe, la bourgeoisie, comme corps politique et social, après avoir rendu des services éminents à la civilisation du monde moderne, est aujourd'hui historiquement condamnée à mourir. C'est le seul service qu'elle puisse rendre encore à l'humanité qu'elle a servie si longtemps par sa vie. Eh bien, elle ne veut pas mourir. Voilà l'unique cause de sa bêtise actuelle et de cette honteuse impuissance qui caractérise aujourd'hui chacune de ses entreprises politiques, nationales aussi bien qu'internationales.
La Ligue toute bourgeoise de la paix et de la liberté veut l'impossible : elle veut que la bourgeoisie continue d'exister et qu'en même temps elle continue à servir le progrès. Après de longues hésitations, après avoir nié au sein de son comité, vers la fin de l'an 1867, à Berne, l'existence même de la question sociale ; après avoir repoussé dans son dernier congrès, par le vote d'une immense majorité, l'égalité économique et sociale,elle est enfin arrivée à comprendre qu'il est devenu absolument impossible de faire désormais un seul pas en avant dans l'histoire sans résoudre la question sociale et sans faire triompher le principe de l'égalité. Sa circulaire invite tous ses membres à coopérer activement à « tout ce qui peut hâter l'avènement du règne de la justice et de l'égalité ».Mais en même temps, elle pose cette question : « Quel rôle doit prendre la bourgeoisie dans la question sociale ? »
Nous lui avons déjà répondu. Si réellement elle désire rendre un dernier service à l'humanité ; si son amour pour la liberté vraie, c'est-à-dire universelle et complète et égale pour tous, est sincère ; si elle veut, en un mot, cesser d'être la réaction, il ne lui reste qu'un seul rôle à remplir : c'est celui de mourir avec grâce et le plus tôt possible.
Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de la mort des individus qui la composent, mais de sa mort comme corps politique et social, économiquement séparé de la classe ouvrière.
Quelle est aujourd'hui la sincère expression, l'unique but de la question sociale ? C'est, comme le reconnaît enfin le Comité central lui-même : le triomphe et la réalisation de l'égalité.Mais n'est-il pas évident, alors, que la bourgeoisie doit périr, puisque son existence comme corps économiquement séparé de la masse des travailleurs implique et produit nécessairement de l'inégalité ?
On aura beau recourir à tous les artifices du langage, embrouiller les idées et les mots et sophistiquer la science sociale au profit de l'exploitation bourgeoise, tous les esprits judicieux et qui n'ont point d'intérêt à se tromper comprennent aujourd'hui que tant qu'il y aura, pour un certain nombre d'hommes économiquement privilégiés, une manière et des moyens particuliers de vivre, qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière ; que tant qu'il y aura un nombre plus ou moins considérable d'individus qui hériteront, à différentes proportions, des capitaux ou des terres qu'ils n'auront pas produits par leur propre travail, tandis que l'immense majorité des travailleurs n'hériteront de rien du tout ; tant que l'intérêt du capital et la rente de la terre permettront plus ou moins à ses individus privilégiés de vivre sans travailler ; et qu'en supposant même, ce qui, dans un pareil rapport de fortunes, n'est pas admissible, – supposant que dans la société tous travaillent, soit par obligation, soit par goût, mais qu'une classe de la société, grâce à sa position économiquement et par là même socialement et politiquement privilégiée, puisse se livrer exclusivement aux travaux de l'esprit, tandis que l'immense majorité des hommes ne pourra se nourrir que du travail de ses bras ; et qu'en un mot, tant que tous les individus humains naissant à la vie ne trouveront pas dans la société les mêmes moyens d'entretien, d'éducation, d'instruction, de travail et de jouissance, – l'égalité politique, économique et sociale sera à tout jamais impossible.
C'est au nom de l'égalité que la bourgeoisie a jadis renversé, massacré la noblesse. C'est au nom de l'égalité que nous demandons aujourd'hui soit la mort violente, soit le suicide volontaire de la bourgeoisie, avec cette différence que, moins sanguinaires que ne l'ont été les bourgeois, nous voulons massacrer, non les hommes, mais les positions et les choses. Si les bourgeois se résignent et laissent faire, on ne touchera pas à un seul de leurs cheveux. Mais tant pis pour eux si, oubliant la prudence et sacrifiant leurs intérêts individuels aux intérêts collectif de leur classe condamnée à mourir, ils se mettent en travers de la justice à la fois historique et populaire, pour sauver une position qui bientôt ne sera plus tenable.
II.
Une chose qui devrait faire réfléchir les partisans de la Ligue de la Paixet de la Liberté,c'est la situation financière misérable dans laquelle cette Ligue, après deux années à peu près d'existence, se trouve aujourd'hui. Que les bourgeois démocrates les plus radicaux d'Europe se soient réunis sans avoir pu ni créer une organisation effective, ni engendrer une seule pensée féconde et nouvelle, c'est un fait sans doute très affligeant pour la bourgeoisie actuelle, mais qui ne nous étonnera plus, parce que nous nous sommes rendus compte de la cause principale de cette stérilité et de cette impuissance. Mais comment se fait-il que cette Ligue toute bourgeoise et qui, comme telle, est évidemment composée de membres incomparablement plus riches et plus libres dans leurs mouvements et leurs actes que les membres de l'Association Internationale des Travailleurs, comment se fait-il qu'aujourd'hui elle périsse faute de moyens matériels,tandis que les ouvriers de l'Internationale, misérables, opprimés par une foule de lois restrictives et odieuses, privés d'instruction, de loisir, et accablés sous le poids d'un travail assommant, ont su créer en peu de temps une organisation internationale formidable et une foule de journaux qui expriment bien leurs besoins, leurs vœux, leur pensée ?
A côté de la banqueroute intellectuelle et morale dûment constatée, d'où vient encore cette banqueroute financière de la Ligue de la Paix et de la Liberté ?
Comment ! tous ou presque tous les radicaux de la Suisse, unis à la Volksparteide l'Allemagne, aux démocrates garibaldiens d'Italie et à la démocratie radicale de la France, sans oublier l'Espagne et la Suède, représentées, l'une par Emilio Castelar lui-même, et l'autre par cet excellent colonel qui a désarmé les esprits et conquis tous les cœurs au dernier congrès de Berne ; comment ! des hommes pratiques, de grands faiseurs politiques comme M. Haussmann et comme tous les rédacteurs de la Zukunft,des esprits comme MM. Lemonnier, Gustave Vogt et Barni, des athlètes comme MM. Armand Goegg et Chaudey, auraient mis la main à la création de la Ligue de la Paix et de la Liberté, bénie de loin par Garibaldi, par Quinet et par Jacoby de Koenigsberg, et, après avoir traîné pendant deux ans une existence misérable, cette Ligue doit mourir aujourd'hui, faute de quelques millions de francs ! Comment ! même l'embrassement symbolique et pathétique de MM. Armand Goegg et Chaudey, qui, représentants, l'un de la grande patrie germanique, l'autre de la grande nation, en plein Congrès, se sont jetés dans les bras l'un de l'autre, en criant devant toute l'assistance ahurie : Pax ! Pax ! Pax !jusqu'à faire pleurer d'enthousiasme et d'attendrissement le petit Théodore Beck, de Berne ; comment ! tout cela n'a pas pu attendrir, ramollir les cœurs secs des bourgeois de l'Europe, et leur faire délier les cordons de leurs bourses – tout cela n'a pas produit un sou !
La bourgeoisie aurait-elle fait banqueroute ? Pas encore. Ou bien aurait-elle perdu le goût de la liberté et de la paix ? Pas du tout. La liberté, elle continue de l'aimer toujours, bien entendu à cette seule condition que cette liberté n'existe que pour elle seule, c'est-à-dire à condition qu'elle serve toujours la liberté d'exploiter l'esclavage de fait des masses populaires qui, n'ayant, dans les constitutions actuelles, de la liberté que le droit, non les moyens, restent forcément asservies au joug des bourgeois. Quant à la paix, jamais la bourgeoisie n'en a ressenti autant le besoin qu'aujourd'hui. La paix armée qui écrase le monde européen à cette heure l'inquiète, la paralyse et la ruine.
Comment se fait-il donc que la bourgeoisie, qui n'a pas encore fait banqueroute, d'un côté, et qui, de l'autre, continue à aimer la liberté et la paix, ne veuille pas sacrifier un sou à l'entretien de la Ligue de la paix et de la liberté ?
C'est parce qu'elle n'a pas foi dans cette Ligue. Et pourquoi n' y a-t-elle pas foi ? C'est parce qu'elle n'a plus aucune foi en elle-même. Croire, c'est vouloir avec passion, et elle a irrévocablement perdu la puissance de vouloir. En effet, que pourrait-elle encore vouloir raisonnablement aujourd'hui, comme classe séparée ? N'a-t-elle pas tout : richesse, science et domination exclusive ? Elle n'aime pas trop la dictature militaire qui la protège un peu brutalement, il est vrai, mais elle en comprend bien la nécessité et elle s'y résigne par sagesse, sachant fort bien qu'au moment où cette dictature sera brisée, elle perdra tout et cessera d'exister. Et vous lui demandez, citoyens de la Ligue, qu'elle vous donne son argent et qu'elle vienne se joindre à vous pour détruire cette dictature militaire ? Pas si bête ! – Douée d'un esprit plus pratique que le vôtre, elle comprend ses intérêts mieux que vous.
Vous vous efforcez de la convaincre en lui montrant l'abîme vers lequel elle se laisse fatalement entraîner, en suivant cette voie de conservation égoïste et brutale. Et croyez-vous qu'elle ne le voie pas, cet abîme ? Elle sent aussi bien l'approche de la catastrophe qui doit l'engloutir. Mais voici le calcul qu'elle se fait : « Si nous maintenons ce qui est, se disent les conservateurs bourgeois, nous pouvons espérer de traîner notre existence actuelle encore des années, de mourir avant l'avènement de la catastrophe peut-être – et après nous le déluge ! Tandis que si nous nous laissons entraîner dans la voie du radicalisme et renversons les pouvoirs actuellement établis, nous périrons demain. Vaut donc mieux conserver ce qui est. »
Les conservateurs bourgeois comprennent mieux la situation actuelle que les bourgeois radicaux. Ne se faisant aucune illusion, ils comprennent qu'entre le système bourgeois qui s'en va et le socialisme qui doit prendre sa place, il n'est point de transaction possible. Voilà pourquoi tous les esprits réellement pratiques et toutes les bourses bien remplies de la bourgeoisie se tournent du côté de la réaction, laissant à la Ligue de la paix et de la liberté les cerveaux les moins puissants et les bourses vides, ensuite de quoi cette Ligue vertueuse, mais infortunée, faut aujourd'hui une double banqueroute.
Si quelque chose peut prouver la mort intellectuelle, morale et politique du radicalisme bourgeois, c'est son impuissance à créer la moindre des choses, impuissance déjà si bien constatée en France, en Allemagne, en Italie, et qui se manifeste avec plus d'éclat que jamais aujourd'hui en Espagne. Voyons, il y a neuf mois à peu près, la révolution avait éclaté et triomphé en Espagne. La bourgeoisie avait sinon la puissance, au moins tous les moyens pour se donner la puissance. Qu'a-t-elle fait ? La royauté et la régence de Serrano.
III.
Quelque profonds que soient notre antipathie, notre défiance et notre mépris pour la bourgeoisie moderne, il est toutefois deux catégories dans cette classe, dont nous ne désespérons pas de voir au moins une partie se laisser convertir tôt ou tard par la propagande socialiste, et qui, poussées, l'une par la force même des choses et par les nécessités de sa position actuelle, l'autre par un tempérament généreux, devront prendre part sans doute avec nous à la destruction des iniquités présentes et à l'édification du monde nouveau.
Nous voulons parler de la toute petite bourgeoisieet de la jeunesse des écoles et des universités.Dans un autre article, nous traiterons particulièrement de la question de la petite-bourgeoisie. disons aujourd'hui quelques mots sur la jeunesse bourgeoise.
Les enfants des bourgeois héritent, il est vrai, le plus souvent des habitudes exclusives, des préjugés étroits et des instincts égoïstes de leurs pères. Mais tant qu'ils restent jeunes, il ne faut point désespérer d'eux. Il est dans la jeunesse une énergie, une largeur d'aspirations généreuses et un instinct naturel de justice, capables de contrebalancer bien des influences pernicieuses. Corrompus par l'exemple et par les préceptes de leurs pères, les jeunes gens de la bourgeoisie ne le sont pas encore par la pratique réelle de la vie ; leurs propres actes n'ont pas encore creusé un abîme entre la justice et eux-mêmes, et, quant aux mauvaises traditions de leurs pères, ils en sont sauvegardés quelque peu par cet esprit de contradictions et de protestation naturelles dont les jeunes générations sont toujours animées vis-?-vis des générations qui les ont précédées. La jeunesse est irrespectueuse, elle méprise instinctivement la tradition et le principe de l'autorité. Là est sa force et son salut.
Vient ensuite l'influence salutaire de l'enseignement, de la science. Oui, salutaire en effet, mais à condition seulement que cet enseignement ne soit point faussé et que la science ne soit point falsifiée par un doctrinarisme pervers au profit du mensonge officiel et de l'iniquité.
Malheureusement aujourd'hui l'enseignement et la science, dans l'immense majorité des écoles et des universités d'Europe, se trouvent précisément dans cet état de falsification systématique et préméditée. On pourrait croire que ces dernières ont été établies exprès pour l'empoisonnement intellectuel et moral de la jeunesse bourgeoise. Ce sont de boutiques de privilégiés, où le mensonge se vend en détail et en gros.
Sans parler de la théologie, qui est la science du mensonge divin, ni de la jurisprudence, qui est celle du mensonge humain ; sans parler aussi de la métaphysique ou de la philosophie idéale, qui est la science de tous les demi-mensonges, toutes les autres sciences : histoire, philosophie, politique, science économique, sont essentiellement falsifiées, parce que, privées de leur base réelle, la science de la nature, elles se fondent toutes également sur la théologie, sur la métaphysique et sur la jurisprudence.
On peut dire sans exagération que tout jeune homme qui sort de l'université, imbu de ces sciences ou plutôt de ces mensonges et de ces demi-mensonges systématisés qui s'arrogent le nom de science, à moins que des circonstances extraordinaires ne viennent le sauver, est perdu. Les professeurs, ces prêtres modernes de la fourberie politique et sociale patentée, lui ont inoculé un poison tellement corrosif, qu'il faut vraiment des miracles pour le guérir. Il sort de l'université un doctrinaire achevé, plein de respect pour lui-même et de mépris pour la canaille populaire qu'il ne demande pas mieux que d'opprimer et d'exploiter surtout, au nom de sa supériorité intellectuelle et morale. Alors plus il est jeune, et plus il est malfaisant et odieux.
Il en est autrement de la faculté des sciences exactes et naturelles. Voilà les vraies sciences ! Étrangères à la théologie et à la métaphysique, elles sont hostiles à toutes les fictions et se fondent exclusivement sur la connaissance exacte et sur l'analyse consciencieuse des faits, et sur le raisonnement pur, c'est-à-dire sur le bon sens de chacun, élargi par l'expérience bien combinée de tout le monde. Autant les sciences idéales sont autoritaires et aristocratiques, autant les sciences naturelles sont démocratiques et largement libérales.Aussi, que voyons-nous ? Tandis que les jeunes gens qui étudient les sciences idéales se jettent avec passion, presque tous, dans le parti du doctrinarisme exploiteur et réactionnaire, les jeunes gens qui étudient les sciences naturelles embrassent avec une égale passion le parti de la révolution. Beaucoup d'entre eux sont de francs socialistes-révolutionnaires comme nous-mêmes. Voilà les jeunes gens sur lesquels nous comptons.
Les manifestations du dernier congrès de Liège nous font espérer que bientôt nous verrons toute cette partie intelligente et généreuse de la jeunesse des universités, former au sein même de l'Association Internationale des Travailleurs des sections nouvelles. Leur concours sera précieux, à condition seulement qu'ils comprennent que la mission de la science aujourd'hui n'est plus de dominer, mais de servir le travail, et qu'ils auront bien plus de choses à apprendre chez les travailleurs qu'à leur en enseigner. S'ils forment, eux, une partie de la jeunesse bourgeoise, les travailleurs sont la jeunesse actuelle de l'humanité ; ils en portent tout l'avenir en eux-mêmes. Dans les événements qui se préparent, les travailleurs seront donc les aînés, les étudiants bourgeois de bonne volonté les cadets.
Mais revenons à cette pauvre Ligue de la paix et de la liberté. Comment se fait-il que dans ses congrès la jeunesse bourgeoise ne brille que par son absence ? Ah ! c'est parce que, pour les uns, pour les doctrinaires, elle est déjà trop avancée, et que, pour la minorité socialiste, elle l'est trop peu. Puis vient la grande masse des étudiants, le ventre, des jeunes gens noyés dans la nullité et indifférents pour tout ce qui n'est pas l'amusement trivial d'aujourd'hui ou l'emploi lucratif de demain. Ceux-là ignorent jusqu'à l'existence même de la Ligue de la paix et de la liberté.
Lorsque Lincoln fut élu président des États-Unis, le feu colonel Douglas, qui était alors l'un des principaux chefs du parti vaincu, s'était écrié : « Notre parti est perdu, la jeunesse n'est plus avec nous ! » Eh bien ! cette pauvre Ligue n'a jamais eu de jeunesse, elle est née vieille, et elle mourra sans avoir vécu.
Ce sera également le sort de tout le parti de la bourgeoise radicale en Europe. Son existence n'a jamais été qu'un beau rêve. Il a rêvé pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet. En 1848, s'étant montré incapable de constituer quelque chose de réel, il a fait une chute déplorable, et le sentiment de son incapacité et de son impuissance l'a poussé jusque dans la réaction. Après 1848, il a eu le malheur de se survivre. Il rêve encore. Mais ce n'est plus un rêve d'avenir, c'est le rêve rétrospectif d'un vieillard qui n'a jamais réellement vécu ; et tandis qu'il s'obstine à rêver lourdement, il sent autour de lui le monde nouveau qui s'agite, la puissance de l'avenir qui naît. C'est la puissance et le monde des travailleurs.
Le bruit qu'ils font l'a enfin réveillé à moitié. Après les avoir longtemps méconnus, reniés, il est enfin arrivé à reconnaître la force réelle qui est en eux ; il les voit pleins de cette vie qui lui a toujours manqué et, voulant se sauver en s'identifiant avec eux, il tâche de se transformer aujourd'hui. Il ne s'appelle plus la démocratie radicale, mais le socialisme bourgeois.
Sous cette nouvelle dénomination, il n'existe que depuis un an. – Nous dirons dans un prochain article ce qu'il a fait pendant cette année.
IV.
Nos lecteurs pourraient se demander pourquoi nous nous occupons de la Ligue de la paix et de la liberté, puisque nous la considérons comme une moribonde dont les jours sont comptés ; pourquoi nous ne la laissons pas mourir tout doucement, comme il convient à une personne qui n'a plus rien à faire dans ce monde. Ah ! nous ne demanderions pas mieux que de la laisser finir ses jours tranquillement, sans en parler du tout, si elle ne nous menaçait pas de nous faire cadeau, avant de mourir, d'un héritier fort déplaisant et qui s'appelle le socialisme bourgeois.
Mais si déplaisant qu'il soit, nous ne nous occuperions pas même de cet enfant illégitime de la bourgeoisie, s'il ne se donnait seulement pour mission que de convertir les bourgeois au socialisme et, sans avoir la moindre confiance dans le succès de ses efforts, nous pourrions même en admirer l'intention généreuse, s'il ne poursuivait en même temps un but diamétralement opposé et qui nous paraît excessivement immoral : celui de faire pénétrer dans les classes ouvrières les théories bourgeoises.
Le socialisme bourgeois, comme une sorte d'être hybride, s'est placé entre deux mondes désormais irréconciliables : le monde bourgeois et le monde ouvrier ; et son action équivoque et délétère accélère, il est vrai, d'un côté, la mort de la bourgeoisie, mais en même temps, de l'autre, elle corrompt à sa naissance le prolétariat. Elle le corrompt doublement : d'abord en diminuant et en dénaturant son principe, son programme ; ensuite, en lui faisant concevoir des espérances impossibles, accompagnées d'une foi ridicule dans la prochaine conversion des bourgeois, et en s'efforçant de l'attirer par là même, pour l'y faire jouer le rôle d'instrument, dans la politique bourgeoise.
Quant au principe qu'il professe, le socialisme bourgeois se trouve dans une position aussi embarrassante que ridicule : trop large ou trop dépravé pour s'en tenir à un seul principe bien déterminé, il prétend en épouser deux à la fois, deux principes dont l'un exclut absolument l'autre, et il a la prétention singulière de les réconcilier. Par exemple, il veut conserver aux bourgeois la propriété individuelle du capital et de la terre, et il annonce en même temps la résolution généreuse d'assurer le bien-être du travailleur. Il lui promet même davantage : la jouissance intégrale des fruits de son travail, ce qui ne sera réalisable pourtant que lorsque le capital ne prendra plus d'intérêts et la propriété de la terre ne produira plus de rente, puisque l'intérêt et la rente ne se prélèvent que sur les fruits du travail.
De même, il veut conserver aux bourgeois leur liberté actuelle, qui n'est autre chose que la faculté d'exploiter grâce à la puissance que leur donnent le capital et la propriété, le travail des ouvriers, et il promet en même temps à ces derniers la plus complète égalité économique et sociale : l'égalité des exploités avec leurs exploiteurs !
Il maintient le droit d'héritage, c'est-à-dire la faculté pour les enfants des riches de naître dans la richesse, et pour les enfants des pauvres de naître dans la misère ; et il promet à tous les enfants l'égalité de l'éducation et de l'instruction que réclame la justice.
Il maintient, en faveur des bourgeois, l'inégalité des conditions, conséquences naturelles du droit d'héritage ; et il promet aux prolétaires que, dans son système, tous travailleront également, sans autre différence que celle qui sera déterminée par les capacités et les penchants naturels de chacun ; ce qui ne sera guère possible qu'à deux conditions, toutes les deux également absurdes ; ou bien que l'État, dont les socialistes bourgeois détestent autant que nous-mêmes la puissance, force les enfants des riches à travailler de la même manière que les enfants des pauvres, ce qui nous amènerait directement au communisme despotique de l'État ; ou que les enfants des riches, poussés par un miracle d'abnégation et par une détermination généreuse, se mettent à travailler librement, sans y être forcés par la nécessité, autant et de la même manière que eux qui y seront forcés par leur misère, par la faim. Et encore, même dans cette supposition, en nous fondant sur cette loi psychologique et sociologique naturelles qui fait que deux actes issus de causes différentes ne peuvent jamais être égaux, nous pouvons prédire avec certitude que le travailleur forcé serait nécessairement l'inférieur, le dépendant et l'esclave du travailleur par la grâce de sa volonté.
Le socialiste bourgeois se reconnaît surtout à un signe : il est un individualiste enragéet il éprouve une fureur concentrée toutes les fois qu'il entend parler de propriété collective. Ennemi de celle-ci, il l'est naturellement aussi du travail collectif et, ne pouvant l'éliminer tout à fit du programme socialiste, au nom de cette liberté qu'il comprend si mal, il prétend faire une place très large au travail individuel.
Mais qu'est-ce que le travail individuel ? dans tous les travaux auxquels participent immédiatement la force ou l'habileté corporelle de l'homme, c'est-à-dire dans tout ce qu'on appelle la production matérielle, – c'est l'impuissance ; le travail isolé d'un seul homme, quelque fort et habile qu'il soit, n'étant jamais de force à lutter contre le travail collectif de beaucoup d'hommes associés et bien organisés. Ce que dans l'industrie on appelle actuellement travail individuel n'est pas autre chose que l'exploitation du travail collectif des ouvriers par des individus, détenteurs privilégiés soit du capital, soit de la science. Mais du moment que cette exploitation cessera – et les bourgeois socialistes assurent au moins qu'ils en veulent la fin, aussi bien que nous – il ne pourra plus y avoir dans l'industrie d'autre travail que le travail collectif, ni par conséquent aussi d'autre propriété que la propriété collective.
Le travail individuel ne restera donc plus possible que dans la production intellectuelle, dans les travaux de l'esprit. Et encore ! L'esprit du plus grand génie de la terre n'est-il point toujours rien que le produit du travail collectif, intellectuel aussi bien qu'industriel, de toutes les générations passées et présentes ? Pour s'en convaincre, qu'on s'imagine ce même génie, transporté dès sa plus tendre enfance dans une île déserte ; en supposant qu'il n'y périsse pas de faim, que deviendra-t-il ? Une bête, une brute qui ne saura pas même prononcer une parole et qui par conséquent n'aura jamais pensé ; transportez-le à l'âge de dix ans, que sera-t-il quelques années plus tard ? Encore une brute qui aura perdu l'habitude de la parole et qui n'aura conservé de son humanité passée qu'un vague instinct. Transportez-l'y enfin à l'âge de vingt, de trente ans, – à dix, quinze, vingt années de distance, il deviendra stupide. Peut-être inventera-t-il quelque religion nouvelle !
Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve que l'homme le mieux doué par la nature n'en reçoit que des facultés, mais que ces facultés restent mortes, si elles ne sont pas fertilisées par l'action bienfaisante et puissante de la collectivité. Nous dirons davantage : plus l'homme est avantagé par la nature, et plus il prend à la collectivité ; d'où il résulte que plus il doit lui rendre, en toute justice.
Toutefois, nous reconnaissons volontiers que bien qu'une grande partie des travaux intellectuels puisse se faire mieux et plus vite collectivement qu'individuellement, il en est d'autres qui exigent le travail isolé. Mais que prétend-on en conclure ? Que les travaux isolés du génie ou du talent étant plus rares, plus précieux et pus utiles que ceux des travailleurs ordinaires, doivent être mieux rétribués que ces derniers ? Et sur quelle base, je vous prie ? – Ces travaux sont-ils plus pénibles que les travaux manuels ? Au contraire, ces derniers sont sans comparaison plus pénibles. Le travail intellectuel est un travail attrayant qui porte sa récompense en lui-même, et qui n'a pas besoin d'autre rétribution. Il en trouve une autre encore dans l'estime et dans la reconnaissance de ses contemporains., dans la lumière qu'il leur donne et dans le bien qu'il leur fait. Vous qui cultivez si puissamment l'idéal, Messieurs les socialistes bourgeois, ne trouvez-vous pas que cette récompense en vaut bien une autre, ou bien lui préféreriez-vous] une rémunération plus solide en argent bien sonnant ?
Et d'ailleurs, vous seriez bien embarrassés s'il vous fallait établir le taux des produits intellectuels du génie. Ce sont, comme Proudhon l'a fort bien observé, des valeurs incommensurables : elles ne coûtent rien, ou bien elles coûtent des millions... Mais comprenez-vous qu'avec ce système, il vous faudra vous presser d'abolir au plus tôt le droit d'héritage, car vous aurez les enfants des hommes de génie ou de grand talent qui hériteront sans cela des millions ou des centaines de mille francs ; ajoutez que ces enfants sont ordinairement, soit par l'effet d'une loi naturelle encore inconnue, soit par l'effet de la position privilégiée que leur ont faite les travaux de leurs pères – qu'ils sont ordinairement des esprits fort ordinaires et souvent même des hommes très bêtes. Mais alors que deviendra cette justice distributive dont vous aimez tant à parler, et au nom de laquelle vous nous combattez ? Comment se réalisera cette égalité que vous nous promettez ?
Il nous paraît résulter évidemment de tout cela que les travaux isolés de l'intelligence individuelle, tous les travaux de l'esprit, en tant qu'invention, non en tant qu'application, doivent être des travaux gratuits. Mais alors de quoi vivront les hommes de talent, les hommes de génie ? Eh, mon Dieu ! Ils vivront de leur travail manuel et collectif comme les autres. Comment ! vous voulez astreindre les grandes intelligences à un travail manuel, à l'égard des intelligences les plus inférieures ? – Oui, nous le voulons, et pour deux raisons. La première, c'est que nous sommes convaincus que les grandes intelligences, loin d'y perdre quelque chose, y gagneront au contraire beaucoup en santé de corps et en vigueur d'esprit, et surtout en esprit de solidarité et de justice. La seconde, c'est que c'est le seul moyen de relever et d'humaniser le travail manuel, et d'établir par là une égalité réelle entre les hommes.
V.
Nous allons considérer maintenant les grands moyens recommandés par le socialisme bourgeoispour l'émancipation de la classe ouvrière, et il nous sera facile de prouver que chacun de ces moyens, sous une apparence fort respectable, cache une impossibilité, une hypocrisie, un mensonge. Ils sont au nombre de trois : 1° l'instruction populaire,2° la coopération,3° la révolution politique.
Nous allons examiner aujourd'hui ce qu'ils entendent par l'instruction populaire.
Nous nous empressons de déclarer d'abord qu'il est un point où nous sommes parfaitement d'accord avec eux ; L'instruction est nécessaire au peuple.Ceux qui veulent éterniser l'esclavage des masses populaires peuvent seuls le nier ou seulement en douter aujourd'hui. Nous sommes tellement convaincus que l'instruction est la mesure du degré de liberté, de prospérité et d'humanité qu'une classe aussi bien qu'un individu peuvent atteindre, que nous demandons pour le prolétariat non seulement del'instruction, mais toutel'instruction, l'instruction intégrale et complète, afin qu'il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et pour le diriger, c'est-à-dire pour l'exploiter, aucune classe supérieure par la science, aucune aristocratie de l'intelligence.
Selon nous, de toutes les aristocraties qui ont opprimé chacune à leur tour et quelquefois toutes ensemble la société humaine, cette soi-disant aristocratie de l'intelligence est la plus odieuse, la plus méprisante, la plus impertinente et la plus oppressive. L'aristocrate nobiliaire vous dit : « Vous êtes un fort galant homme, mais vous n'êtes pas né noble ! » C'est une injure qu'on peut encore supporter. L'aristocrate du capital vous reconnaît toutes sortes de mérites, « mais, ajoute-t-il, vous n'avez pas le sou ! » C'est également supportable, car ce n'est au fond rien que la constatation d'un fait, qui, dans la plupart des cas, tourne même, comme [dans] le premier, à l'avantage de celui auquel ce reproche s'adresse. Mais l'aristocratie de l'intelligence vous dit : « Vous ne savez rien, vous ne comprenez rien, vous êtes un âne, et moi, homme intelligent, je dois vous bâter et conduire. » voilà qui est intolérable.
L'aristocratie de l'intelligence, cet enfant chéri du doctrinarisme moderne, ce dernier refuge de l'esprit de domination qui depuis le commencement de l'histoire a affligé le monde et qui a constitué et sanctionné tous les États, ce culte prétentieux et ridicule de l'intelligence patentée, n'a pu prendre naissance qu'au sein de la bourgeoisie. L'aristocratie nobiliaire n'a pas eu besoin de la science pour prouver son droit. elle avait appuyé sa puissance sur deux arguments irrésistibles, lui donnant pour base la violence, la force de son bras, et pour sanction la grâce de Dieu. Elle violait et l'Église bénissait – telle était la nature de son droit; Cette union intime de la brutalité triomphante avec la sanction divine lui donnait un grand prestige, et produisait en elle une sorte de vertu chevaleresquequi conquérait tous les cœurs.
La bourgeoisie, dénuée de toutes ces vertus et de toutes ces grâces, n'a pour fonder son droit qu'un seul argument : la puissance très réelle, mais très prosaïque de l'argent. C'est la négation cynique de toutes les vertus : si tu as de l'argent, quelque canaille ou quelque bête stupide que tu sois, tu possèdes tous les droits ; si tu n'as pas le sou, quels que soient tes mérites personnels, tu ne vaux rien. – Voilà dans sa rude franchise le principe fondamental de la bourgeoisie. On conçoit qu'un tel argument, si puissant qu'il soit, ne pouvait suffire à l'établissement et surtout à la consolidation de la puissance bourgeoise. La société humaine est ainsi faite que les plus mauvaises choses ne peuvent s'y établir qu'à l'aide d'une apparence respectable. De là est né le proverbe qui dit que l'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. Les brutalités les plus puissantes ont besoin d'une sanction.
Nous avons vu que la noblesse avait mis toutes les siennes sous la protection de la grâce divine. La bourgeoisie ne pouvait recourir à cette protection. D'abord parce que le bon Dieu et sa représentante, l'Église, s'étaient trop compromis en protégeant exclusivement, pendant des siècles, la monarchie et l'aristocratie nobiliaire, – cette ennemie mortelle de la bourgeoisie ; et ensuite parce que la bourgeoisie, quoi qu'elle dise et quoi qu'elle fasse, dans le fond de son cœur est athée. – Elle parle du bon Dieu pour le peuple, mais elle n'a [pas] besoin pour elle-même, et ce n'est jamais dans les temples dédiés au Seigneur, c'est dans ceux qui sont dédiés à Mammon, c'est à la Bourse, dans les comptoirs de commerce et de banque et dans les grands établissements industriels, qu'elle fait ses affaires. Il lui fallait donc chercher une sanction en dehors de l'Église et de Dieu. – elle l'a trouvée dans l'intelligence patentée.
Elle sait fort bien que la base principale, et on pourrait dire unique, de sa puissance politique actuelle, c'est sa richesse ; mais, ne voulant ni ne pouvant l'avouer, elle cherche à expliquer cette puissance par la supériorité de son intelligence, non naturelle mais scientifique ; pour gouverner les hommes, prétend-elle, il faut savoir beaucoup, et il n'y a qu'elle qui sache aujourd'hui. Il est de fait que dans tous les États de l'Europe, la bourgeoisie, y compris la noblesse qui n'existe plus aujourd'hui que de nom, – la classe exploitante et dominante seule reçoit une instruction plus ou moins sérieuse. En outre, il se dégage de son sein une sorte de classe à part, et naturellement moins nombreuse, d'hommes qui se dédient exclusivement à l'étude des grands problèmes de la philosophie, de la science sociale et de la politique et qui constituent proprement l'aristocratie nouvelle, celle de l'intelligence patentée et privilégiée. – C'est la quintessence et l'expression scientifique de l'esprit et des intérêts bourgeois.
Les universités modernes de l'Europe, formant une sorte de république scientifique, rendent actuellement à la classe bourgeoise les mêmes services que l'église catholique avait rendus jadis à 'aristocratie nobiliaire ; et de même que le catholicisme avait sanctionné en son temps toutes les violences de la noblesse contre le peuple, de même l'université, cette église de la science bourgeoise, explique et légitime aujourd'hui l'exploitation de ce même peuple par le capital bourgeois. Faut-il s'étonner après cela que, dans la grande lutte du socialisme contre l'économie politique bourgeoise, la science patentée moderne ait pris et continue de prendre si résolument le parti des bourgeois ?
Ne nous en prenons pas aux effets, attaquons toujours les causes : la science des écoles étant un produit de l'esprit bourgeois, les hommes représentants de cette science étant nés, [ayant été] élevés et instruits dans le milieu bourgeois et sous l'influence de son esprit et de ses intérêts exclusifs, l'une aussi bien que les autres sont naturellement opposés à l'émancipation intégrale et réelle du prolétariat, et toutes leurs théories économiques, philosophiques, politiques et sociales ont été successivement élaborées dans ce sens, n'ont au fond d'autre fin que de démontrer l'incapacité définitive des masses ouvrières, et par conséquent aussi la mission de la bourgeoisie, qui est instruite parce qu'elle est riche et qui peut toujours s'enrichir davantage parce qu'elle possède l'instruction, de les gouverner jusqu'à la fin des siècles.
Pour rompre ce cercle fatal, que devons-nous conseiller au monde ouvrier ? C'est naturellement de s'instruire et de s'emparer de cette arme si puissante de la science, sans laquelle il pourrait bien faire des révolutions, mais ne serait jamais en état d'établir, sur les ruines des privilèges bourgeois, cette égalité, cette justice et cette liberté qui constituent le fond même de toutes ses aspirations politiques et sociales. – voilà le point sur lequel nous sommes d'accord avec les socialistes bourgeois.
Mais en voici deux autres très importants et sur lesquels nous différons absolument d'eux :
1° Les socialistes bourgeois ne demandent pour les ouvriers qu'un peu plus d'instruction qu'ils n'en reçoivent aujourd'hui, et ils ne gardent les privilèges de l'instruction supérieure que pour un groupe fort restreint d'hommes heureux, disons simplement : d'hommes sortis de la classe propriétaire, de la bourgeoisie, ou bien d'hommes qui par un hasard heureux ont été adoptés et reçus dans le sein de cette classe. Les socialistes bourgeois prétendent qu'il est inutile que tous reçoivent le même degré d'instruction, parce que, si tous voulaient s'adonner à la science, il ne resterait plus personne pour le travail manuel, sans lequel la science même ne saurait exister.
2° Ils affirment d'un autre côté que, pour émanciper les masses ouvrières, il faut commencer d'abord par leur donner l'instruction, et qu'avant qu'elles ne soient devenues plus instruites, elles ne doivent pas songer à un changement radical dans leur position économique et sociale.
Nous reviendrons sur ces deux points dans notre prochain numéro : L'instruction intégrale