René Chaughi
De l'obéissance



Article publié dans Les Temps Nouveaux, N°13, 1895
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Dans ses Notes sur Obéir [1], M. Ludovic Malquin a ainsi très justement défini l’obéissance : « Obéir, c’est, dit-il, faire des actes pensés par autrui. » Est-ce à dire que, pour agir librement, il ne faille pas accomplir d’actes pensés par d’autres que soi ? Évidemment non, car alors, poussant ce système jusqu’à ses dernières limites, il ne faudrait point demander avis sur quoi que ce soit, ni se conformer à l’expérience d’autrui, ni même acquiescer aux connaissances par d’autres cerveaux découvertes. Il n’importe donc pas que les actes accomplis par soi aient été ou non pensés par d’autres ; ce qui importe, c’est qu’ils aient été pensés par soi. Je suppose que quelqu’un vous suggère une action : si vous l’exécutez uniquement pour cette raison « qu’on vous a dit de le faire », alors vous agissez servilement, vous obéissez, mais si, ayant délibéré sur l’acte à accomplir, vous l’avez jugé bon, et le faites — alors il est évident que vous n’obéissez pas, puisque vous avez substitué votre pensée à celle de l’autre, et n’avez suivi que l’impulsion de votre propre volonté. Vous avez agi librement. En un mot, le propre de l’homme libre est de faire des actes raisonnés, quelle que puisse être d’ailleurs la valeur de ces actes.

Remarquez que, si rien ne vient révéler votre délibération préalable et la décision conséquente, vous pourrez paraître avoir obéi, et l’autre pourra s’enorgueillir de vous avoir fait obtempérer à ce qu’il croit être son ordre. Bien qu’en réalité il n’en soit rien, et que l’on ait, dans le cas présent, l’intime conscience de n’avoir pas obéi, néanmoins la seule supposition qu’il puisse exciter dans l’esprit de l’autre une idée de ce genre, peut nous être insupportable et nous amener à ne pas faire la chose que nous avions jugée bonne, ou même, par réaction, à en faire une contradictoire, qu’en toute autre circonstance nous eussions jugée mauvaise. Ainsi en est-il chez la plupart des enfants, avant que la pratique de l’existence leur ait enseigné la servilité : l’on sait qu’il suffit de leur interdire quelque chose pour qu’aussitôt ils le fassent, ou tout au moins aient le désir de le faire. Cet esprit de contradiction, qui survit, chez nombre de personnes, aux concessions déprimantes de la vie, me paraît, quoique flétri par la majorité des gens, un très salutaire instinct de conservation de l’individu. Au lieu de s’acharner à le détruire, comme font presque tous les parents, on devrait au contraire le ménager soigneusement et s’étudier à ne le jamais heurter. Seulement cela exigerait que les éducateurs remplaçassent leurs impératifs catégoriques par la sincérité de leurs propres exemples ; et, à l’imitation de tous les détenteurs d’autorité, ils aiment infiniment mieux décréter des lois — qui n’engagent que leurs subordonnés.

Quand nous délibérons sur un acte à nous suggéré par autrui, il est deux cas suivant lesquels nous pouvons nous résoudre à l’accomplir : soit que nous le jugions bon en lui-même et l’approuvions, soit que nous jugions bon de l’accomplir uniquement en considération de certaines circonstances particulières. Supposons, par exemple, qu’un châtiment soit attaché à la non-réalisation de l’acte commandé, acte jugé par nous mauvais en soi. La délibération aura pour objet de savoir s’il est préférable de subir le châtiment (de le risquer s’il n’est pas certain) ou de faire la chose ordonnée. Il se peut que je me range à cette dernière alternative, comme plus conforme à mon intérêt ; il se peut aussi que je choisisse la première, en guise de protestation. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il ne sera pas encore très exact de dire que j’ai obéi, puisque je ne me serai déterminé que d’après ma propre réflexion et dans le sens du plus grand motif. Je suis comme un voyageur qui hésite s’il passera un torrent à la nage ou sur la résistance improbable d’un tronc d’arbre. Je pèse le pour et le contre de chaque alternative, je suppute minutieusement les deux faces du dilemme, et ce n’est qu’après une sévère balance des raisons adverses que je me résous. À moins d’être un esprit fort imparfait, j’ai dû nécessairement prendre la résolution qui m’est la moins défavorable ; et par conséquent, là encore, je n’accomplirai l’acte que parce que je l’aurai jugé bon, que parce que je l’aurai pensé moi-même.

Ceux-là seuls sont véritablement esclaves qui obéissent par devoir, par je ne sais quelle religieuse terreur de l’autorité, qui font des actes irraisonnés ; ils ne se croient pas le droit de désobéir et s’enorgueillissent de leur soumission. De telles gens, il n’est rien à attendre. Les autres sauvegardent simplement leur moi des brutalités du plus fort ; vienne une occasion propice : leur indocilité, toujours en éveil, sera toute prête à se manifester.

Tant que l’évolution des idées ne nous aura pas délivrés du joug de l’État, il sera matériellement impossible d’agir nos pensées librement. Dans la société qui nous régit, le refus complet de l’obéissance équivaudrait au suicide. Du moins, quand nous obéissons, sachons pourquoi nous le faisons. En apparence cela ne change rien, en réalité c’est toute une révolution mentale. Quels que soient les actes que nous accomplissions, si absurdes que notre raison les ait reconnus, nous ne les effectuons que pour éviter une plus grande nuisance, et non plus par un mystérieux respect ; le seul mobile qui nous guide est la préoccupation d’assurer notre bonheur individuel et d’écarter ce qui peut le compromettre ; nous avons conscience d’avoir « pensé nos actes ». Faisant ainsi, nous conquérons, en dépit des injonctions et des règlements, au moins une ombre de liberté morale, suffisante provisoirement à nous purifier de l’humiliation d’obéir… en attendant mieux.


Note :


[1] La Revue Blanche n°7, avril 1892.
Note du Joli Rouge : L'article de Malquin est consultable ici.

René Chaughi