Chris Crass
Courte biographie de Voltairine de Cleyre

Traditions américaines et défi anarchiste


Textes traduits et annotés par Yves Coleman
Pour la revue " Ni patrie ni frontières ", N°2

Chris Crass est un activiste anarchiste américain.


Table des matières :

Courte biographie de Voltairine de Cleyre
Traditions américaines et défi anarchiste

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Courte biographie de Voltairine de Cleyre


Pour rédiger ce bref résumé de la vie de Voltairine de Cleyre, Chris Crass s'est surtout servi du livre de Paul Avrich, inédit en français à ce jour. C'est pourquoi cet ouvrage est cité fréquemment dans le texte ci-dessous. Certains passages étant repris dans l'article suivant du même auteur ( « Traditions américaines et défi anarchiste »), nous avons conservé uniquement ce qui concernait la vie de Voltairine, en indiquant les coupes effectuées. Ceux qui désirent consulter le texte intégral, en anglais, le trouveront sur ce site.

Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866 à Leslie, dans le Michigan. Libre-penseur, son père admire beaucoup Voltaire, notamment sa critique de la religion, ce qui explique le choix du prénom de sa fille. Le grand-père maternel de Voltairine avait défendu des positions abolitionnistes et participé au « chemin de fer souterrain » (à la filière clandestine) qui aidait les esclaves à fuir jusqu'au Canada. Quant au père de Voltairine, lui-même, il avait émigré de France et était un artisan socialiste et libre-penseur. Il travaille de très longues heures pour gagner un maigre salaire, sa femme fait des travaux de couture à domicile, mais leurs enfants sont constamment « sous-alimentés » et « très faibles physiquement ». Selon Addie, l'une des sœurs de Voltairine, leur enfance misérable explique le radicalisme de Voltairine ainsi que « sa profonde sympathie et sa compréhension pour les pauvres ». Ces difficultés matérielles contribuent également à multiplier les points de friction entre leurs parents, qui finissent par se séparer.



L'enfer du couvent


Voltairine étudie ensuite pendant trois ans et demi dans un couvent où son père l'envoie pour combattre sa paresse et son absence de bonnes manières. Pourquoi cet homme anticlérical et libre-penseur a-t-pris une telle décision? Avrich pense qu'il était exaspéré par la situation économique dans laquelle il se trouvait et ne voulait pas que Voltairine connaisse la pauvreté. Il espérait que la formation acquise au couvent aiderait sa fille à se défendre dans la vie.

Cette expérience va influencer toute l'existence de Voltairine. Si elle apprit beaucoup de choses, notamment à parler français et à jouer du piano, ce séjour dans une institution catholique poussa aussi son esprit rebelle dans une direction anti-autoritaire.

Dans son essai « Comment je devins anarchiste », elle explique l'impact et l'influence durables du couvent sur sa pensée. « J'ai réussi finalement à en sortir et j'étais une libre-penseuse lorsque j'en suis partie, trois ans plus tard, même si, dans ma solitude, je n'avais jamais lu un seul livre ni entendu une seule parole qui m'ait aidé. J'ai traversé la Vallée de l'Ombre de la Mort, et mon âme porte encore de blanches cicatrices, là où l'Ignorance et la Superstition m'ont brûlé de leur feu infernal, durant cette sinistre période de ma vie. À côté de la bataille de ma jeunesse, tous les autres combats que j'ai dû mener ont été faciles, car, quelles que soient les circonstances extérieures, je n'obéis désormais plus qu'à ma seule volonté intérieure. Je ne dois prêter allégeance à personne et ne le ferai jamais plus; je me dirige lentement vers un seul but: la connaissance, l'affirmation de ma propre liberté, avec toutes les responsabilités qui en découlent. Telle est, j'en suis convaincue, la raison essentielle de mon attirance pour l'anarchisme. »



La libre-pensée


Dès qu'elle quitte le couvent, Voltairine se met à donner des cours particuliers de musique, de français, d'écriture et de calligraphie, activité qui lui permit de gagner son pain jusqu'à sa mort. Voltairine commence parallèlement une carrière de conférencière et d'écrivaine. Voulant se débarrasser des influences autoritaires de l'Eglise sur sa formation intellectuelle, elle se lance avec ferveur dans le mouvement pour la libre-pensée, en pleine croissance à l'époque. Selon l'auteure féministe Wendy McElroy ce courant « anticlérical, antichrétien, voulait obtenir la séparation de l'Eglise et de l'Etat afin que les questions religieuses dépendent seulement de la conscience et de la faculté de raisonner de chaque individu ». Comme l'explique Avrich, « anarchistes et libres-penseurs eurent toujours beaucoup d'affinités car ils partageaient un point de vue anti-autoritaire et une tradition commune de radicalisme laïciste. » C'est à travers son engagement pour la libre-pensée que Voltairine découvrit l'anarchisme – évolution classique à l'époque pour beaucoup de libertaires, en tout cas ceux qui étaient nés aux Etats-Unis.

En 1886, Voltairine commence à écrire pour un hebdomadaire libre-penseur The Progressive Age et en devient rapidement la rédactrice en chef. À l'époque elle donne des conférences dans la région de Grand Rapids, Michigan, où elle vit, et dans d'autres villes de cet Etat. Elle traite de sujets comme la religion, Thomas Paine [1], Mary Wollstonecraft [2] (qui était l'une de ses héroïnes) et la libre-pensée. Voltairine prend la parole à Chicago, Philadelphie et Boston. Elle participe aussi fréquemment à des tournées de conférences organisées par l'American Secular Society (Association laïciste américaine) à travers tout l'Ohio et la Pennsylvanie. Elle s'adresse à des groupes rationalistes, des clubs libéraux et des associations de libres-penseurs. Sa réputation d'oratrice grandit et ses auditeurs trouvent ses conférences « riches et originales » comme l'écrivit Emma Goldman. Elle envoie aussi des articles et des poèmes aux principales publications laïcistes du pays.

En décembre 1887, Voltairine commence à s'intéresser aux questions économiques et politiques, après avoir écouté une conférence sur le socialisme présentée par Clarence Darrow [3]. Écrivant un article à ce sujet dans The Truth Seeker, elle remarque: « C'était la première fois que j'entendais parler d'un plan d'amélioration de la condition ouvrière qui explique le cours de l'évolution économique. Je me suis précipité vers ces théories comme quelqu'un qui s'échapperait en courant de l'obscurité pour trouver la lumière. » Quelques semaines plus tard, Voltairine se déclare socialiste. Elle est attirée par le message anticapitaliste de ce courant et son appel à la lutte de la classe ouvrière contre l'ordre économique dominant. Cependant, comme l'explique Emma Goldman, son « amour inné de la liberté ne pouvait se concilier avec les conceptions étatistes du socialisme ». Voltairine se trouve obligée de défendre le socialisme dans des débats avec les anarchistes, à un moment décisif pour l'histoire de ce courant. En effet, le 11 novembre 1887, quatre anarchistes sont pendus par l'Etat d'Illinois. Ils passeront à la postérité sous le nom des « martyrs de Haymarket ». Leur emprisonnement, leur procès grotesque et leur exécution déclenchent un vaste mouvement de solidarité dans le monde entier



« Qu'on les pende! »


En mai 1886, lorsque Voltairine entend parler pour la première fois de l'arrestation des anarchistes de Chicago, elle s'exclame: « Qu'on les pende! » Elle se trouve momentanément emportée par la vague d'hostilité contre les anarchistes, les syndicats et les immigrés qui se répand dans le pays. En effet, la presse entame une violente campagne à partir du 5 mai, le jour suivant la tragédie de Haymarket. Rappelons l'enchaînement des faits.

Le 1er mai 1886, une grève générale éclate dans les principales villes des États-Unis. Des centaines de milliers d'ouvriers manifestent dans les rues en exigeant la mise en application immédiate de la journée de 8 heures. Le combat pour la réduction du temps de travail a pris de l'ampleur depuis quelques années dans les principaux centres industriels du pays. Chicago est à l'avant-garde de ce mouvement, que les anarchistes dirigent et organisent dans cette ville. La presse bourgeoise les dénonce constamment et les patrons craignent le pouvoir croissant des organisations ouvrières. Le 3 mai 1886, la police de Chicago ouvre le feu sur des grévistes, tuant et blessant plusieurs personnes. Les anarchistes appellent alors à un rassemblement de protestation le lendemain. Le 4 mai, un meeting se tient à Haymarket Square où plusieurs centaines d'ouvriers viennent écouter des syndicalistes radicaux. La police encercle le rassemblement et le déclare illégal. Les flics chargent les travailleurs mais tout à coup quelqu'un, du côté des manifestants, lance une bombe qui tue un officier de police et en blesse plusieurs autres. Les flics organisent immédiatement une série de descentes et de perquisitions dans les domiciles et les locaux des anarchistes, arrêtant et interrogeant des centaines de sympathisants. Huit hommes sont jugés responsables de l'attentat et déclarés coupables de meurtre, même si certains d'entre eux n'étaient même pas présents sur les lieux. Deux militants sont condamnés à perpétuité, un troisième à 15 ans, un quatrième se suicide parce qu'il dénie à l'Etat le droit de lui ôter la vie, et les quatre derniers sont pendus le 11 novembre 1887.

Voltairine regrette rapidement sa réaction initiale et, peu après l'exécution des martyrs de Haymarket, elle se convertit à l'anarchisme.. L'anniversaire de l'exécution des martyrs de Haymarket devient une date importante pour le mouvement ouvrier international, et particulièrement aux Etats-Unis. Les cérémonies organisées à cette occasion sont aussi l'occasion de se compter et de donner une nouvelle impulsion au combat contre l'exploitation. Beaucoup d'auditeurs trouvent les discours de Voltairine particulièrement passionnés et stimulants. Elle prend la parole aux côtés d'autres anarchistes célèbres comme Emma Goldman, Alexander Berkman et Lucy Parsons, l'épouse d'un des martyrs de Haymarket, Albert Parsons, et l'une des organisatrices les plus infatigables du mouvement . Chaque année, Voltairine participe à ces manifestations, même lorsqu'elle est profondément déprimée ou malade car elle y puise de l'inspiration et du courage.

« L'année 1888 marque un tournant dans la vie de Voltairine de Cleyre, explique Avrich. C'est l'année où elle devient anarchiste et écrit ses premiers essais anarchistes, mais aussi l'année où, pendant une tournée de conférences, elle rencontre les trois hommes qui vont jouer un rôle important dans sa vie: T. Hamilton Garside, dont elle tomba passionnément amoureuse; James B. Elliott, dont elle eut un enfant; et Dyer D. Lum, avec lequel elle entretint une relation intellectuelle, morale et physique, qui fut plus importante que celles avec Garside et Elliott, mais qui se termina, comme les autres, par une tragédie. »



Trois échecs


Garside donnait lui aussi des conférences sur la lutte sociale et lorsque Voltairine tombe amoureuse de lui, elle n'a que 21 ans. Il rompt rapidement avec elle et ce rejet la frappe cruellement, comme en témoignent nombre de ses poèmes de l'époque. Cette première expérience négative la plonge dans une grave dépression, avivant sa sensation d'isolement, mais stimulant aussi sa réflexion féministe sur les relations entre les sexes et la façon dont la société réduit les femmes à un simple rôle d'objets sexuels.

La relation de Dyer Lum avec Voltairine fut d'un tout autre ordre car elle influença profondément son évolution politique et qu'ils construisirent une amitié « indéfectible », selon Avrich. Lum avait vingt-sept ans de plus que la jeune femme et une grande expérience politique. Il avait appartenu au mouvement abolitionniste et s'était porté volontaire pour se battre pendant la Guerre de Sécession afin d'« en finir avec l'esclavage ». Il connaissait bien la plupart des martyrs de Haymarket et avait milité avec eux. C'était un auteur prolifique et ils écrivirent à quatre mains un long roman social et philosophique, qui ne fut jamais publié et que l'on a malheureusement perdu. Ils menèrent aussi un travail de réflexion politique en commun. À l'époque, des débats très violents opposaient les différentes tendances idéologiques du mouvement anarchiste. Voltairine et Dyer Lum écrivirent de nombreux articles pour les publications de ces divers courants et avancèrent l'idée d'un« anarchisme sans adjectifs » [4]. Dans l'un des essais les plus connus de Voltairine (« L'anarchisme »), elle défend l'idée d'une plus grande tolérance dans le mouvement anarchiste, étendant cette tolérance jusqu'à l'anarchiste chrétien Tolstoi et d'autres penseurs très critiqués par les athées du mouvement.

Si les idées de Voltairine de Cleyre et Dyer Lum convergeaient sur de nombreux points, Avrich souligne qu'ils avaient aussi des divergences importantes, notamment en ce qui concerne « la position des femmes dans la société actuelle et ce qu'elle devrait être ». À ce sujet, Voltairine prend une « position plus tranchée » que Lum. Ils n'ont pas non plus le même avis sur les moyens de changer la société. Lum pense que la révolution provoquera inévitablement une lutte violente entre la classe ouvrière et la classe patronale, conviction qu'il tire notamment de la Guerre de Sécession et des effets qu'elle eut sur l'abolition de l'esclavage. Voltairine penche plutôt pour la non-violence mais comprend ceux qui ont recours à d'autres méthodes. Elle désapprouve les différents assassinats commis par des anarchistes au tournant du XXe siècle mais cherche toujours à en expliquer les raisons. Lorsque le président McKinley fut abattu par Leon Czolgosz, elle déclara que la violence du capitalisme et l'inégalité économique poussaient les gens à utiliser la violence.



Trois balles dans le corps


Les opinions non-violentes de Voltairine et sa compréhension pour ceux qui utilisent la violence vont être brutalement mises à l'épreuve à la fin de l'année 1902. Comme nous l'avons déjà dit, Voltairine gagnait sa vie en donnant des cours particuliers. Elle enseignait surtout l'anglais à des familles et des ouvriers juifs pour lesquelles elle avait le plus grand respect et avec lesquels elle travaillait fréquemment. Un jour, l'un de ses anciens élèves, Herman Helcher, l'attend dans la rue et tente de l'assassiner. Il lui tire une balle dans la poitrine, puis, lorsqu'elle s'effondre, deux autres balles dans le dos. Elle réussit pourtant à se relever et à marcher encore plusieurs dizaines de mètres avant qu'un médecin, qui heureusement passait par là, vienne à son secours et appelle une ambulance. Elle est dans un état critique et l'on craint pour sa vie. Mais quelques jours plus tard, elle commence à récupérer et sa condition se stabilise. Ce qu'elle fait ensuite scandalise ou met en colère nombre de ses concitoyens, mais lui vaut, à long terme, le respect de pas mal de gens. Convaincue que le capitalisme et l'autoritarisme corrompent les êtres humains et les poussent à utiliser la violence, elle réagit, face à cette tentative d'assassinat, conformément à ses convictions. Voltairine refuse d'identifier Helcher comme son agresseur et de déposer la moindre plainte contre lui. En cela, elle « respectait les enseignements de Tolstoi, qui prônait de rendre un bien pour un mal » (Paul Avrich). Elle écrit ensuite une lettre qui sera publiée par le principal quotidien de Philadelphie, ville où elle habite à l'époque. « Le jeune homme qui, selon certains, m'a tiré dessus est fou. Le fait qu'il ne mange pas à sa faim et n'ait pas un travail sain l'a rendu ainsi. Il devrait être placé dans un asile psychiatrique. Ce serait une offense à la civilisation de l'envoyer en prison pour un acte commandé par un cerveau malade. »

« Je n'éprouve aucun ressentiment contre cet individu. Si la société permettait à chaque homme, chaque femme et chaque enfant de mener une vie normale, il n'y aurait pas de violence dans ce monde. Je suis remplie d'horreur quand je pense que des actes brutaux sont commis au nom de l'Etat. Chaque acte de violence trouve son écho dans un autre acte de violence. La matraque du policier fait naître de nouveaux criminels. »

« Contrairement à ce que croient la plupart des gens, l'anarchisme souhaite la Ò paix sur la terre pour les hommes de bonne volontéÒ. Les actes de violence commis au nom de l'anarchie sont le fait d'hommes et de femmes qui ont oublié d'être des philosophes – des professeurs du peuple – parce que leurs souffrances physiques et mentales les poussent au désespoir. »

Après sa convalescence, Voltairine entame une série de conférences sur « Le crime et sa répression », la réforme des prisons et leur suppression. Elle continue à se battre pour que la justice soit clémente envers Helcher. Selon Avrich, « les propos de Voltairine de Cleyre sont largement évoqués dans la presse de Philadelphie ». Les journaux locaux, qui avaient violemment critiqué l'anarchisme, adoucissent leur ton lorsqu'ils parlent de Voltairine et elle devient une sorte de célébrité car son attitude lui vaut même l'admiration de certains de ses plus farouches adversaires.

La relation entre Voltairine et Dyer Lum se termine au bout de cinq ans lorsqu'il se suicide en 1893, au terme d'une grave dépression. Voltairine, elle-même, se trouva au bord du suicide plusieurs fois, suite à de profondes dépressions et à ses maladies.

Le troisième homme important dans la vie de Voltairine se nommait James B. Elliott et elle le rencontra en 1888. Il militait dans le mouvement pour la libre-pensée et tous deux firent connaissance lorsque la Friendship Liberal League [5] invita Voltairine à venir parler à ses membres à Philadelphie. Voltairine vécut dans cette ville pendant plus de vingt ans, entre 1889 et 1910. Sa relation avec Elliott ne dure pas longtemps, mais elle se retrouve enceinte de lui et met au monde, le 12 juin 1890, le petit Harry de Cleyre. Harry allait être son seul enfant. Elle n'avait aucune intention d'être mère et ne voulait pas élever d'enfants. Selon Avrich, « physiquement, émotionnellement et financièrement, elle ne se sentait pas capable de faire face aux responsabilités de la maternité ». Harry fut élevé par son père à Philadelphie. Si Harry et Voltairine eurent peu de contacts, Harry aima, respecta et admira toujours sa mère. D'ailleurs il prit son nom, et non celui de son père, et appela sa première fille Voltairine.



Une militante infatigable


À Philadelphie, Voltairine est très active dans divers domaines. Pour les femmes de la Ladies Liberal League, organisation de libres-penseuses dont elle a été l'une des fondatrices en 1892, elle met au point un programme de conférences sur des thèmes comme la sexualité, les interdits, la criminalité, le socialisme et l'anarchisme. Elle participe aussi à la création du Club de la science sociale, un groupe anarchiste de discussion et de lecture. Elle organise des réunions publiques qui attirent des centaines d'auditeurs désireux d'écouter des anarchistes et des syndicalistes radicaux qui viennent des quatre coins du pays. Elle collecte des fonds, s'occupe de la distribution de brochures et de livres, et se consacre à bien d'autres tâches pratiques. En 1905, Voltairine et plusieurs de ses amies anarchistes (notamment Natasha Notkin [6], Perle McLeod [7] et Mary Hansen), ouvrent la Bibliothèque révolutionnaire, qui prête des ouvrages radicaux aux ouvriers pour une somme modique et est ouverte à des heures convenant aux salariés.

Voltairine de Cleyre voyage deux fois en Europe durant cette période. Pour ses activités de conférencière, elle avait parcouru les Etats-Unis de nombreuses fois, et en tant qu'organisatrice elle s'était occupée d'héberger des orateurs étrangers, ce qui lui avait permis de connaître de nombreux révolutionnaires européens. Invitée par les anarchistes anglais, elle se rend en Europe où elle donne des dizaines de conférences sur des sujets comme l'« histoire de l'anarchisme aux États-Unis », « l'anarchisme et l'économie », la « question des femmes » ou « l'anarchisme et la question syndicale ». En Angleterre, elle rencontre des camarades russes, espagnols et français, et noue bien sûr de nombreux contacts et amitiés avec des anarchistes britanniques. À son retour aux Etats-Unis elle commence à écrire une rubrique intitulée « AmericanNotes » pour Freedom, un journal anarchiste de Londres [8]. Elle entreprend aussi de traduire en anglais un livre de l'anarchiste français Jean Grave [9].

Durant toute sa vie, elle traduisit de nombreux poèmes et articles du yiddish en anglais, et traduisit aussi de l'espagnol L'Ecole moderne, un livre de Francisco Ferrer [10] qui contribua à la création et l'essor de ce mouvement pédagogique aux États-Unis. Au début du XXe siècle, des dizaines d'écoles se créèrent pour mettre en pratique les méthodes d'éducation anarchiste et d'apprentissage collectif.

Entre 1890 et 1910, Voltairine est l'une des anarchistes les plus populaires et respectées aux Etats-Unis, et dans le mouvement anarchiste international. Ses écrits sont traduits en danois, suédois, italien, russe, yiddish, chinois, allemand, tchèque et espagnol. Elle est aussi l'une des féministes les plus radicales de son époque, et contribue, avec d'autres femmes anarchistes, à faire progresser la dite « question féminine ». En 1895, dans une conférence aux femmes de la Ligue libérale, elle déclare: « (la question sexuelle) est plus importante pour nous que n'importe quelle autre, à cause de l'interdit qui pèse sur nous, de ses conséquences immédiates sur notre vie quotidienne, du mystère incroyable de la sexualité et des terribles conséquences de notre ignorance à ce sujet ». Toute sa vie, Voltairine a combattu le système de la domination masculine. Selon Avrich, « une grande part de sa révolte provenait de ses expériences personnelles, de la façon dont la traitèrent la plupart des hommes qui partagèrent sa vie et qui la traitèrent comme un objet sexuel, une reproductrice ou une domestique. »



Voltairine et Emma


Il existe de nombreuses similitudes entre Emma Goldman et Voltairine de Cleyre. Toutes deux ont été fortement influencées par l'exécution des martyrs de Haymarket, ont beaucoup voyagé pour donner des conférences et organiser des réunions, et ont beaucoup écrit pour des journaux révolutionnaires. Elles ont également combattu pour la libération des femmes dans la société et dans les rangs du mouvement anarchiste.

Comme le remarque Sharon Presley: « Voltairine de Cleyre et Emma Goldman eurent des expériences très semblables avec les hommes car leurs amants avaient, ce qui n'était guère étonnant à l'époque, des conceptions très traditionnelles en matière de rôles sexuels. Mais si les deux femmes partageaient les mêmes idées politiques et les mêmes passions dans de nombreux domaines, elles ne furent jamais amies. »

Néanmoins, Voltairine et Emma surent mettre de côté leurs différends personnels à plusieurs occasions et se soutenir mutuellement. Emma vint à l'aide de Voltairine lorsque celle-ci fut gravement malade et Voltairine défendit publiquement Emma lorsqu'elle fut systématiquement arrêtée chaque fois qu'elle prenait la parole dans des réunions de chômeurs pendant la crise économique de 1908. À cette occasion Voltairine de Cleyre écrivit un essai intitulé « En défense d'Emma Goldman et de la liberté de parole ». Lorsque Emma Goldman créa le journal Mother Earth, Voltairine devint aussitôt une fidèle collaboratrice et une ardente supporter. Après la mort de Voltairine, Mother Earth consacra un numéro spécial à la vie et à l'œuvre de Voltairine et, deux ans plus tard, en 1914, Emma Goldman et Alexander Berkman publièrent un recueil de textes de Voltairine de Cleyre, qu'ils présentèrent comme « un arsenal de connaissances indispensables pour l'apprenti et le soldat de la liberté ».



La révolution mexicaine


Gravement dépressive et malade, Voltairine déménage à Chicago en 1910. Elle continue à écrire et donner des conférences, mais elle ne se départ pas d'un certain pessimisme historique et éprouve des doutes sur la valeur de sa propre contribution à la lutte pour la libération de l'humanité.

« Au printemps 1911, à un moment où elle est plongée dans un profond désespoir, Voltairine reprend courage grâce à la révolution qui éclate au Mexique et surtout grâce à l'action de Ricardo Flores Magon [11], l'anarchiste mexicain le plus important de l'époque », écrit Avrich. Voltairine et ses camarades rassemblent des fonds pour aider la révolution et commencent à donner des conférences pour expliquer ce qui se passe et l'importance de la solidarité internationale.

Flores Magon éditait le journal anarchiste Regeneracion , populaire non seulement au Mexique mais aussi dans les communautés mexicaines-américaines dans tout le Sud-Ouest des États-Unis. Voltairine devient la correspondante et la distributrice de ce périodique à Chicago et participe à la création d'un comité de soutien pour récolter des fonds et développer la solidarité.

Au cours de la dernière année de sa vie elle écrit son remarquable essai sur l'action directe et soutint les syndicalistes des IWW. Sa santé s'affaiblit considérablement et elle meurt le 20 juin 1812. Deux mille personnes assistent à ses funérailles au cimetière de Waldheim, où elle est enterrée à proximité des martyrs de Haymarket.



Notes du traducteur

[1] Thomas Paine(1737-1808). Journaliste et pamphlétaire britannique, il prit parti d'abord pour l'indépendance des colonies britanniques, lorsqu'il émigra en Amérique, puis pour la Révolution française. Député du Pas-de-Calais en 1792, il refuse de voter la condamnation à mort de Louis XVI. Il est emprisonné sous la Terreur et libéré après le 9-Thermidor. Sa critique des gouvernements établis et de l'Eglise, son plaidoyer pour la République, en font l'un des pionniers de la libre-pensée, même s'il n'était pas athée. Principaux ouvrages: Théorie et pratique des droits de l'homme, Le Sens commun, Le Siècle de la raison.
[2] Mary Wollstonecraft (1759-1797). Ecrivaine britannique qui défendit dans ses écrits la Révolution française et l'égalité pour les femmes. Epouse de l'anarchiste communiste William Godwin et mère de la future Mary Shelley. En français: Défense des droits de la femme, trad. M.T. Cachin, Payot.
[3] Clarence Darrow (1857-1938). Avocat et orateur. Il défendit les anarchistes de Haymarket puis des socialistes ou des syndicalistes comme Eugene Debs ou « Big Bill » Haywood.
[4] Autrement dit, sans étiquettes. Cf. « Traditions américaines et défi anarchiste » de Chris Crass,
[5] À l'époque le mot anglais liberal signifiait agnostique, sceptique, rationaliste voire athée !
[6] Natasha Notkin, militante révolutionnaire russe.
[7] Perle McLeod (1861-1915), militante anarchiste d'origine écossaise qui aida beaucoup Voltairine après la tentative d'assassinat dont cette dernière fut victime. Elle déclara à un journaliste: « Nous sommes pour tuer le système, pas les hommes. Rien ne sert de tuer les présidents ou les rois. Ce qu'il nous faut liquider, ce sont les systèmes sociaux qui rendent possible l'existence des présidents et des rois. »
[8] Freedom, Fondé en 1886, ce journal existe toujours et paraît tous les 15 jours.
[9] Jean Grave (1854-1939). Cordonnier, autodidacte, il dirigea plusieurs journaux anarchistes (Le Révolté, La Révolte et Les Temps nouveaux) et vulgarisa les thèses de Kropotkine. Interventionniste pendant la Première Guerre mondiale, il continua à militer après 1918, malgré l'hostilité dont il était l'objet chez ses camarades antimilitaristes. Quelques titres parmi des dizaines: Le Machinisme, L'Individu et la société, La Colonisation, La Conquête des pouvoirs publics, La Société future, La Société mourante et l'anarchie, Le Mouvement libertaire sous la Troisième République, etc.
[10] Francisco Ferrer (1859-1909). Pédagogue et anarchiste espagnol. Fusillé pour avoir « inspiré idéologiquement » l'insurrection de 1909 contre l'expédition militaire espagnole au Maroc. Son innocence fut reconnue trois ans plus tard...
[11] Ricardo Flores Magon (1873-1922). Journaliste, il lutte contre la dictature de Porfirio Diaz et fonde le Parti libéral mexicain en 1905. Il évolue vers l'anarchisme après 1908. Emprisonné aux Etats-Unis en 1905, 1907, et 1912 pour son action militante, il est finalement condamné en 1918 à vingt ans de prison, en vertu d'une loi sur l'espionnage (!) et meurt dans le terrible pénitencier de Leavenworth. En français: Propos d'un agitateur, trad. M. Velasquez, 1993, L'Insomniaque.


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Traditions américaines et défi anarchiste


De 1890 à 1910, Voltairine de Cleyre fut l'une des anarchistes les plus populaires et les plus célèbres aux Etats-Unis. Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s'intéressa à de nombreuses questions: religion, libre-pensée, mariage, sexualité féminine, formes de répression de la criminalité, rapports entre pensée anarchiste et traditions américaines, lutte des classes, mouvement pour le droit de vote des femmes et leur libération.

Après sa mort, les différentes contributions de Voltairine de Cleyre à la pensée politique américaine ont été largement ignorées ou marginalisées. Si les sympathisants anarchistes actuels savent qu'elle a été une figure marquante de la tradition libertaire, ses écrits et ses discours n'ont pas bénéficié d'une grande audience depuis le déclin du mouvement anarchiste américain qui a commencé durant la Première Guerre mondiale et s'est accéléré dans les années 20, suite aux « raids de Palmer » [1], au procès et à l'exécution de Sacco et Vanzetti, et à toute une série d'expulsions, d'emprisonnements et d'assassinats qui ont réduit au silence certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire [2] de ce pays.

Dans les années 60 et 70 [3], le renouveau des mouvements libertaires aux Etats-Unis provoqua un regain d'intérêt pour l'histoire de l'anarchisme. En 1978, un professeur d'histoire à l'université de Princeton, Paul Avrich, publia le premier de six livres consacrés à l'anarchisme américain. Il s'agissait d'une biographie intitulée An American Anarchist. The Life of Voltairine de Cleyre (Une anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de Cleyre). Les essais de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés dans les milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans la préface de son livre, Avrich écrit: « Libre-penseuse, féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre est toujours aussi actuelle soixante-dix ans plus tard. Elle a toujours critiqué de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé, la soumission de l'individu, la déshumanisation des travailleurs et la dévalorisation de la culture; sa vision d'une société libertaire, décentralisée, fondée sur la coopération volontaire et l'entraide, peut inspirer les nouvelles générations d'idéalistes et de réformateurs sociaux [4]. »

Lorsque l'on se penche sur les idées et la vie de Voltairine de Cleyre, on est forcément amené à s'intéresser au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre alors que les théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient dans plusieurs traditions américaines. La pensée anarchiste a toujours connu de multiples tendances. Voltairine de Cleyre croyait en ce qu'elle-même et d'autres ont appelé « l'anarchisme sans adjectifs ». À l'époque, il existait déjà plusieurs écoles de pensée concurrentes qui divergeaient surtout à propos des questions économiques et des stratégies de changement social.

Les deux tendances majeures étaient les anarchistes individualistes (anarchistes philosophes ou anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes (socialistes libertaires ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de Cleyre, ces deux courants avaient apporté une contribution positive et riche d'enseignements; les anarchistes devaient donc s'unir autour de leurs conceptions anti-autoritaires communes et laisser le champ libre à l'expérimentation en ce qui concerne les théories économiques et les méthodes d'agitation et d'organisation. Si certains furent convaincus par ces arguments, le mouvement resta cependant divisé sur ces questions. Dans ses propres écrits et au cours de son évolution théorique, Voltairine de Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s'ajouta à son apport original dans d'autres domaines. Avant d'exposer ses conceptions politiques proprement dites, il nous faut d'abord expliquer brièvement ce que représentaient l'anarchisme individualiste et l'anarcho-communisme aux États-Unis.

Dans son travail pionnier sur l'anarchisme américain, Eunice Minette Schuster s'est attachée à décrire l'évolution de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu'en 1932, date de la publication de son livre Native American Anarchism: À Study of Left-Wing Individualism (L'anarchisme américain autochtone: une étude de l'individualisme de gauche). Dans cet ouvrage qui étudie l'anarchisme « purement » américain, elle relate l'évolution spécifique de l'anarchisme individualiste de Thoreau [5] jusqu'aux actions et aux écrits des époux Heywood [6] et de Benjamin Tucker [7].

Thoreau a influencé tous les courants de la pensée politique américaine. Il « était un anarchiste dans le sens où il croyait en la souveraineté de l'individu et en la coopération volontaire », écrit Schuster. Et elle poursuit: « Il considérait que l'individu primait, qu'il était libre de vivre et d'agir selon ses meilleures inclinations, à la fois rationnelles et émotionnelles. Seules les relations de Òbon voisinageÓ devaient exiger de lui un effort. Pour lui, la liberté et la justice étaient les valeurs essentielles. » Elle cite ensuite Thoreau: « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes seront prêts (pour une telle idée), tel sera le gouvernement qu'ils auront [8] ». Walden, l'un des livres de Thoreau, ses essais sur John Brown [9], l'esclavage, et son étude classique sur la désobéissance civile constituent une des pierres angulaires de la pensée politique américaine et ces textes ont influencé la gauche radicale pendant des décennies.

Quant aux époux Heywood, ils professaient un individualisme anarchiste centré sur le droit de l'individu à décider de ses relations sexuelles et maritales, à avoir accès au contrôle des naissances et à l'éducation sexuelle. Ils étaient également partisans de l'abolition de l'esclavage, négation même de la liberté individuelle. Les Heywood furent arrêtés de multiples fois et contraints de payer des amendes à cause des lois Comstock [10] qui interdisaient toute propagande (y compris par la poste) sur le contrôle des naissances, littérature considérée comme « obscène ». Les Heywood venaient tous deux de la Nouvelle-Angleterre et, durant toute leur vie, ils défendirent l'idée que la liberté individuelle (telle qu'elle s'exprime dans les notions d'autonomie et d'indépendance dans la Déclaration d'indépendance) devait être élargie et défendue contre la force coercitive de l'État et des lois qui soumettaient les femmes, les esclaves africains et les Indiens [11].

Benjamin Tucker est certainement l'anarchiste individualiste le plus connu, et celui dont les écrits ont été le plus lus à l'époque. Il publiait le journal Liberty. Selon lui, l'individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement de la pensée politique américaine qui a toujours mis l'accent sur les droits des individus. Il expliquait qu'il n'était lui-même qu'un « intrépide démocrate jeffersonien [12] ».

Tucker et les anarchistes individualistes croyaient également que l'on pouvait étudier scientifiquement la société. Selon eux, la science permettrait, un jour, de savoir comment organiser celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l'égalité. Le thème de la science et de la société intéressait des cercles très larges: le taylorisme et le fordisme [13] voulaient imposer un management scientifique pour augmenter au maximum la productivité des ouvriers et la marge de profit des patrons; les socialistes et communistes européens souhaitaient gérer l'économie de façon scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent à tous; les partisans du darwinisme social [14] prétendaient que la science avait déterminé ceux qui étaient aptes (ou inaptes) à la vie sociale et établi les hiérarchies entre les classes et entre les races. L'espoir dans le potentiel de la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes – en particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine, qui était également un savant.

Pour les anarchistes individualistes, la Frontière américaine était un facteur important dans le développement de la démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande partie l'historien Frederick Jackson Turner qui développa la « thèse de la Frontière » à propos de la culture politique américaine. « L'individualisme de la Frontière a dès le départ promu l'idée de la démocratie » écrit Turner [15]. Les anarchistes individualistes croyaient en la propriété privée. Ils pensaient que les hommes et les femmes avaient le droit de jouir du produit de leur travail et qu'ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour commercer et même s'embaucher les uns les autres. Ils prônaient une économie inspirée par le laissez-faire mais pensaient aussi que chaque être humain avait droit à la propriété et que celle-ci devrait être partagée à peu près équitablement. Ce point est la principale source de divergence avec les autres tendances anarchistes. Selon celles-ci, les anarchistes individualistes définissent la propriété à partir d'une vision idéalisée du passé américain, qui remonte à une époque où l'on distribuait des terres aux familles afin qu'elles les cultivent et où l'État était faible, ce qui explique l'importance du thème de la Frontière.

Au début de son évolution politique, Voltairine de Cleyre fut influencée par Tucker et les anarchistes individualistes. Attirée par leurs idées anti-autoritaires et l'importance qu'ils accordaient à la liberté personnelle, elle écrivit pour la revue Liberty et pour d'autres publications du même courant. Mais rapidement elle se mit à critiquer leur acceptation de la propriété privée et leur manque de conscience de classe. Elle vivait à Philadelphie, l'un des principaux centres industriels du pays et enseignait l'anglais aux ouvriers immigrés. Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait qu'elle-même ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent à rejeter le capitalisme et la propriété privée comme étant des institutions qui asservissaient l'humanité. Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes individualistes et à apprécier leurs contributions, elle milita surtout avec les anarcho-communistes.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le niveau de l'immigration aux Etats-Unis grimpa en flèche. Les usines des grandes villes nécessitant une main-d'œuvre bon marché, des centaines de milliers d'immigrés vinrent chercher du travail en Amérique. Nombre d'entre eux importèrent les idées socialistes et anarchistes européennes et le mouvement anarchiste américain s'étendit au fur et à mesure que ces immigrés rejoignaient ses rangs.

Les anarchistes individualistes n'ont jamais eu d'influence significative et n'ont pas réussi à susciter un mouvement social – beaucoup d'entre eux se méfiaient des mouvements de masse parce qu'ils croyaient que ceux-ci limitaient la liberté de l'individu. Si une grande partie des anarcho-communistes étaient nés aux Etats-Unis, beaucoup étaient aussi des immigrés. C'est à cette époque que le mouvement ouvrier progressa également à pas de géant dans le pays et les immigrés furent, là aussi, à l'origine de cette expansion.

Les idées révolutionnaires importées aux Etats-Unis par de nombreux immigrants effrayèrent la classe dominante – ce qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les immigrés. Le Know Nothing Party [16], organisation nataliste et hostile à l'immigration, se développa au début du XIXe siècle. Ce groupe utilisait la violence et l'intimidation contre les immigrants. Son slogan favori était « L'Amérique aux Américains! ». Dans un de ses textes il souligne le danger que les immigrants font courir aux institutions politiques américaines: « Jamais les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent les partis politiques dans ce pays n'ont autant pesé sur leur avenir proche ... jamais une menace aussi grande n'a pesé sur les démagogues et les politicards [17] ». Le Know Nothing Party se développa après l'arrivée des « quarante-huitards », ces réfugiés politiques qui avaient fui l'Europe après l'échec de la révolution de 1848 sur le continent. Schuster écrit qu'à Louisville, dans le Kentucky, des membres du Know Nothing Party attaquèrent des « quarante-huitards » allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher de voter aux élections. D'autres Allemands furent violemment pris à partie par la foule et certains d'entre eux tués [18]. Le mouvement des Know Nothings annonçait la violence dirigée contre les immigrants en général et les révolutionnaires en particulier. Avant et pendant sa présidence, Theodore Roosevelt fustigea les immigrés radicaux et affirma que les étrangers devaient être assimilés, si nécessaire par la force, et transformés en de véritables Américains; ils devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise et anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le véritable américanisme) Roosevelt écrit: (l'immigré) « doit apprendre que la vie en Amérique est incompatible avec toute forme d'anarchie, quelle qu'elle soit »; le contrôle de l'immigration est nécessaire pour écarter « les individus malsains de toutes les races – pas seulement les criminels, les idiots et les pauvres, mais les anarchistes comme Most ou O'Donovan Rossa [19] ». Ces deux hommes étaient nés en Europe et prônaient la révolution pour abattre le capitalisme et la propriété privée. Most était une figure dirigeante dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement Tucker et les individualistes. Comme Most, beaucoup d'anarcho-communistes étaient des immigrants: il existait des journaux en yiddish, en italien, en allemand, en espagnol et en finlandais –et bien sûr des publications en langue anglaise. Dans les réunions et manifestations anarchistes et ouvrières de l'époque, les orateurs s'adressaient à la foule en plusieurs langues. Le flux de l'immigration donna naissance à un mouvement anarchiste multiculturel. Ce mouvement n'entretenait pas de liens étroits avec les « traditions américaines » dont se revendiquaient les anarchistes individualistes. Ses idées avaient mûri au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des Etats-Unis. Doté d'une grande conscience de classe, ce mouvement prônait l'action directe: grèves, sabotages, boycotts, marches, meetings et parfois représailles contre les patrons et les politiciens [20].

Dans sa contribution unique à la pensée politique, Voltairine de Cleyre fusionna l'apport des deux tendances de l'anarchisme. Elle était parfaitement consciente des antagonismes de classe et voulait détruire le capitalisme et l'État, mais souhaitait aussi établir un entre le mouvement anarchiste en général et la tradition démocratique américaine. Dans son essai L'Anarchisme et les traditions politiques américaines [21], elle affirme que les libertés individuelles définies dans la Déclaration d'indépendance et le Bill of Rights [22] contribuent à poser les fondations de la liberté humaine. Selon elle, ce qui a miné la démocratie aux États-Unis, c'est la peur de la liberté qu'éprouvèrent la classe dirigeante et les grands propriétaires fonciers; en effet, ceux-ci conçurent une Constitution qui retira aux gens le pouvoir de contrôler leur propre vie. Les dirigeants politiques ont créé l'Etat parce qu'ils croyaient que la liberté ne pouvait naître que de l'ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que « La liberté est la mère et non la fille de l'ordre [23]. » En soulignant cette relation entre la pensée anarchiste et la tradition politique américaine, Voltairine de Cleyre s'attaqua directement au préjugé très répandu selon lequel l'anarchisme était une philosophie d'origine étrangère,  ignorant ou méprisant ce qu'est la démocratie et un gouvernement constitutionnel. Née aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en anglais, Voltairine de Cleyre pouvait s'adresser à un public différent et sa position personnelle remettait en cause le stéréotype « anarchiste = étranger ». Dans ses écrits et ses discours, elle combinait le combat pour la liberté politique et les droits individuels des anarchistes individualistes avec les stratégies anti-capitalistes des anarcho-communistes, fondées sur la conscience et l'organisation du prolétariat. Elle essaya également d'introduire ses propres conceptions politiques féministes dans le mouvement anarchiste – qui n'avait pas encore élaboré de réponse à ladite « question des femmes ». Dans la biographie qu'il lui a consacrée, Paul Avrich affirme: « Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprime sa révolte contre le système de la domination masculine qui, comme toutes les formes de tyrannie et d'exploitation, s'opposait à son esprit anarchiste. » Elle écrivit:« Toute femme doit se demander : Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi prétend-on que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi ne me paie-t-on pas autant que lui? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps? Pourquoi a-t-il le droit de s'approprier mon travail au foyer et de me donner en échange ce que bon lui semble? Pourquoi peut-il me prendre mes enfants? Les déshériter alors qu'ils ne sont pas encore nés? Toute femme doit se poser ces questions [24]. »

Voltairine de Cleyre écrivit des articles et donna des conférences sur des sujets comme « Le sexe esclave »,« L'amour dans la liberté », « Le mariage est une mauvaise action », « La cause des femmes contre l'orthodoxie ». Elle défendait l'indépendance économique des femmes, le contrôle des naissances, l'éducation sexuelle et le droit des femmes à conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses – en particulier le droit d'avoir leur propre chambre afin de conserver leur indépendance, ce qu'elle-même réussit à faire toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des femmes comme Voltairine de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir patriarcal dans la société... et aussi dans le mouvement anarchiste. À travers leurs idées et leurs activités militantes elles ont permis à la pensée anarchiste d'intégrer les expériences des femmes. Selon Elaine Leeder, les femmes anarchistes « croyaient que les changements sociaux ne devaient pas seulement bouleverser les sphères économiques et politiques mais aussi les sphères individuelles et psychologiques de la vie. Elles pensaient que les changements dans les aspects personnels de la vie (famille, enfants, sexualité) relevaient de l'activité politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont apporté une nouvelle dimension à la théorie anarchiste [25] ».

La politique féministe de Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement en cause les hommes (anarchistes) mais aussi les femmes qui luttaient pour obtenir le droit de vote à cette époque. Voltairine de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les conceptions et les actions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n'aboutirait jamais à l'égalité politique pour les femmes. Regardez les ouvriers, disaient Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote mais se sont-ils libérés pour autant de la misère, de la pauvreté, de l'exploitation par les patrons? Tant que l'inégalité économique dominera la société, l'égalité des droits n'aura aucun sens. De plus, comme Emma Goldman l'écrivit dans son essai sur « Le droit de vote des femmes », les femmes doivent gagner l'égalité aux côtés des hommes. « Tout d'abord en se faisant respecter comme des personnes et en n'étant plus considérées comme des marchandises sexuelles. Ensuite en refusant que quiconque ait le moindre droit sur leur corps; en refusant d'avoir des enfants si elles ne le désirent pas; en refusant de servir Dieu, l'Etat, la société, leur mari, leur famille, etc. En rendant leur vie plus simple, plus profonde et plus riche. C'est seulement de cette manière, pas au moyen d'un bulletin de vote, que les femmes se libéreront, deviendront une force respectée, une force œuvrant pour l'amour véritable, pour la paix, pour l'harmonie; une force offrant un feu divin et donnant la vie; une force qui créera des hommes et des femmes libres [26]. »

Voltairine de Cleyre et d'autres femmes anarchistes ont réussi à rapprocher féminisme et anarchisme. Ce progrès théorique a eu un impact considérable sur les deux mouvements, et continue à influencer leur développement.

La vie et l'œuvre de Voltairine de Cleyre sont riches d'enseignements. Elle a réalisé une synthèse fructueuse entre l'anarchisme individualiste et l'anarchisme communiste. Sa thèse selon laquelle l'anarchie puise ses racines dans la tradition démocratique américaine questionne à la fois notre conception de l'anarchisme et celle de la démocratie. Sa politique féministe a apporté de nouveaux outils pour concevoir l'égalitarisme et la libération des femmes. Si Voltairine de Cleyre vivait aujourd'hui, je suis persuadé qu'elle comprendrait comment la domination blanche et l'impérialisme ont façonné la division raciale de l'Amérique. En effet, comme bien d'autres anarchistes et féministes de son époque, Voltairine de Cleyre n'a en effet produit aucune analyse de la question raciale aux États-Unis, et cette lacune explique pourquoi ses théories soulèvent peu d'intérêt aujourd'hui [27].

Voltairine de Cleyre a su parfaitement dévoiler les contradictions entre les idéaux de l'égalité et de la démocratie, d'un côté, et les pratiques réelles de la société américaine, de l'autre. En défendant la nécessité d'un changement social radical et une politique égalitaire fondée sur la coopération ainsi que les principes anarchistes et féministes, Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d'un œil critique la réalité sociale et nous pousse à réfléchir à ce que pourrait être une autre société. 



Notes :

Les notes sont de l'auteur sauf celles suivies de la mention (N.d.T).

[1] Palmer, Alexander Mitchell (1872-1936). Juriste, député démocrate et ministre de la Justice qui mena une vigoureuse campagne contre la gauche radicale et déclencha la Grande Peur des Rouges (Red Scare) de 1919-1920. Il s'appuya sur la loi contre l'espionnage de 1917 et la loi contre la sédition de 1918 pour lancer une campagne extrêmement violente contre les organisations de gauche et tous les éléments contestataires ou révolutionnaires. Il fit expulser ou exiler Emma Goldman et plusieurs centaines d'anarchistes. Le 2 janvier 1920, il organisa des descentes de police (qui devinrent célèbres sous le nom de Palmer Raids) dans 33 villes simultanément; des milliers de personnes furent emprisonnées sans la moindre inculpation pendant des mois, sous prétexte de l'imminence d'un « complot bolchevik ». Toute ressemblance avec les méthodes du gouvernement Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et la diabolisation de l'islam (qui remplace aujourd'hui le communisme) est purement fortuite... (N.d.T.).
[2] Dans ce texte j'ai traduit le mot anglais radical tantôt par révolutionnaire tantôt par gauche radicale (N.d.T.).
[3] James J. Farrell, The Spirit of the Sixties: The Making of Postwar Radicalism, Routledge Press, 1997. L'auteur souligne l'émergence de ce qu'il appelle une « politique centrée sur personne » combinant des idées provenant du catholicisme social, de l'anarchisme communautaire, du pacifisme radical et de la psychologie humaniste. Il montre l'importance de la pensée et des stratégies anarchistes dans l'organisation et les actions des mouvements des années 50 et 60. Son étude porte principalement sur l'Action catholique ouvrière, les beatniks, les mouvements pour les droits civiques et étudiants, l'impact de la guerre du Vietnam, et l'influence de tous ces éléments sur la pensée et la vie politique américaines.
[4] Cité page XIX in Paul Avrich, An American Anarchist: The Life of Voltairine de Cleyre, Princeton University Press, 1978. Les recherches et les écrits d'Avrich ont grandement contribué à stimuler l'intérêt pour l'histoire et la pensée anarchistes. Ses livres sur la tragédie de Haymarket ou le procès de Sacco et Vanzetti, et ses études sur des militants libertaires moins connus offrent des pistes de réflexion à ceux qui voudront s'interroger davantage sur le passé de l'anarchisme et les leçons que les mouvements actuels pour la justice sociale peuvent en tirer.
[5] Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l'individualisme, s'opposait  à toute contrainte abusive de la communauté. Il passa une nuit en prison pour avoir  refusé de payer ses impôts car il s'opposait à la guerre contre le Mexique Considéré comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre l'arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux esclaves noirs.  Penseur inclassable,  ses textes peuvent être utilisés aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d'extrême droite ou les anarchistes qui oublient qu'il écrivit un jour: « Néanmoins, pour m'exprimer de façon concrète, en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate. » (N.d.T)
[6] Angela et Ezra Heywood prônaient l'amour libre et firent tout pour « provoquer » les puritains et la justice. Suite à l'adoption du Comstock Act en 1873, Ezra Heywood fut condamné à deux reprises à deux ans de travaux forcés. La première fois il fut gracié par le Président des Etats-Unis, la seconde il effectua la presque totalité de sa peine (à 61 ans!) et mourut peu après.
[7] Benjamin Ricketson Tucker (1854-1939). Traducteur de Bakounine et Proudhon, ses écrits économiques et philosophiques exercèrent une certaine influence sur le mouvement anarchiste américain avant la Première Guerre mondiale (N.d.T.).
[8] Eunice Minette Schuster, Native American Anarchism: À Study of Left-Wing Individualism, publié en 1932, réédité en 1983, Loompanics Unlimited, p. 47 et 51.
[9] John Brown (1800-1859) Abolitionniste américain qui en 1859 tenta de s'emparer avec vingt et une autres personnes d'un arsenal à Harpers Ferry, en Virginie-Occidentale; il voulait y prendre des armes en vue de libérer les esclaves du Sud. Fait prisonnier, il fut pendu et son procès eut un grand retentissement (N.d.T.).
[10] Anthony Comstock (1844-1915) mena pendant quarante ans une campagne contre l'« obscénité » et fut à l'origine de lois draconiennes visant notamment l'acheminement, par courrier, de matériel pornographique – lois dont s'inspire encore le Communications Decency Act voté sous Clinton en 1996 ! (N.d.T.)
[11] Schuster, P. 88-92, ibid. Il existe aussi un livre intitulé Free Love and Anarchism qui porte sur les Heywood et décrit leur conflit avec Comstock, leur lutte pour le contrôle des naissances et la libération de la femme.
[12] Schuster, P. 88, ibid. (Jefferson, Thomas (1743-1826). Troisième président des États Unis, il rédigea la Déclaration d'Indépendance en 1776. N.d.T.)
[13] Les concepts du taylorisme et du fordisme ont considérablement évolué mais proviennent au départ des idées mises en pratique par deux Américains: F.W. Taylor et H. Ford. F.W. Taylor, ingénieur américain, voulait améliorer la productivité des machines et prétendait soulager le travail de l'ouvrier. En fait, il mit au point un système perfectionné de chronométrage des gestes et des mouvements qui ne fit que renforcer leur pénibilité. De plus, le taylorisme augmenta la parcellisation des tâches et l'absence de contrôle des travailleurs sur ce qu'ils produisent, accroissant la déshumanisation des usines. Quant à Henry Ford (1863-1947), il lutta toute sa vie contre les syndicats et fut un chaud partisan de la productivité. En revanche, il défendit la participation des ouvriers aux bénéfices de l'entreprise, la vente à crédit et même de hauts salaires pour ses employés! (N.d.T.)
[14] Le darwinisme sociala toujours été puissant aux Etats-Unis puisqu'il donne une caution pseudo-scientifique à la discrimination raciale, un des principaux fondements de la société américaine (N.d.T.).
[15] Frederick Jackson Turner, essai réédité dans From Many, One: Readings in American Political and Social Thought, sous la direction de Richard. C. Sinopoli, Georgetown Press, 1997.
[16] Le Know Nothing Party était un parti anti-immigrés et anti-catholiques né en 1849 et fondé par des protestants. D'abord clandestin, il se donna des structures publiques sous le nom d'American Party et compta jusqu'à 43 députés sympathisants dans le Congrès élu en 1855. Mais son influence diminua rapidement. (N.d.T.)
[17] Know Nothing Party, The Silent Scourge in From Many, One, sous la direction de Sinopoli, voir note 16.
[18] E.M. Schuster, Native American Anarchism, p. 124, note 121.
[19] Theodore Roosevelt, True Americanism dans From Many, One, ibid, p. 197, 198. Théodore Roosevelt devint le 26e président des Etats-Unis après l'assassinat de McKinley par un anarchiste, en 1901. Pendant la présidence Roosevelt, la loi anti-anarchiste sur l'immigration fut adoptée: elle interdisait l'entrée en Amérique à tout individu qui prônait le renversement du gouvernement. La Cour suprême déclara que cette loi était constitutionnelle. (Jeremiah O'Donovan Rossa, 1831-1915, célèbre nationaliste irlandais, membre de l'Irish Republican Brotherhood, la Fraternité républicaine irlandaise que l'on appelle aussi les Fenians. Cette organisation en grande partie secrète fut créée simultanément en Irlande, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle est l'ancêtre, du moins dans ses tendances les plus radicales, du Sinn Fein, puis de l'IRA au vingtième siècle. Donovan Rossa fut emprisonné par les Britanniques de 1858 à 1861, maintenu en isolement dans une cellule obscure,  torturé et menotté jour et nuit pendant trois ans. À la suite d'une campagne internationale, il fut exilé avec d'autres nationalistes irlandais et choisit d'aller vivre aux Etats-Unis, où il récolta des fonds, créa des journaux dans la communauté irlandaise et finança une campagne d'attentats terroristes en Angleterre dans les années 1880. N.d.T.)
[20] Les actes de violence commis par les anarchistes ont été grossièrement exagérés et utilisés pour créer, dans l'opinion,  la peur de l'anarchiste fou, lanceur de bombes. Néanmoins il est vrai que des actes de violence ont été commis par des anarchistes aux États-Unis, comme par exemple la tentative d'assassinat du patron sidérurgiste Henry Frick par Alexandre Berkman après que Frick eut ordonné aux gros bras de l'Agence Pinkerton d'attaquer les piquets de grève. Berkman condamna plus tard de tels actes, et en général le mouvement anarchiste partage son avis. La tactique le plus souvent utilisée est celle de l'action directe non violente, y compris aujourd'hui.
[21] Ce texte paraîtra dans le N° 3 de Ni patrie ni frontières. (N.d.T.)
Numéro disponible en pdf ici (Note du Joli Rouge)
[22] Le Bill of Rights désigne les dix premiers amendements de la Constitution américaine. Ce texte est censé garantir, entre autres, la liberté d'expression, de religion et de réunion (N.d.T.).
[23] Voltairine de Cleyre, « L'anarchisme et les traditions américaines ».
[24] Paul Avrich, ibid., p. 158.
[25] Elaine Leeder, « Let Our Mothers Show the Way », p. 143 dans l'anthologie Reinventing Anarchy Again, sous la direction de Howard J. Ehrlich, 1996, AK Press, p. 143. Cet essai illustre bien l'importance que revêt encore aujourd'hui Voltairine de Cleyre pour le mouvement anarchiste. Au début du XXe siècle, ses idées sont étonnamment semblables à celles du mouvement féministe des années 1960 et 1970: le personnel est politique et le politique est personnel.
[26] Emma Goldman, « Woman Suffrage », in From Many, One, ibid.
[27] Le mouvement féministe contemporain a beaucoup écrit sur ce sujet. Durant toute l'histoire de ce mouvement, les féministes de couleur ont lutté pour être écoutées. Cf. notamment le livre de Paula Giddings When and Where I Enter: The Impact of Black Women on Sex and Race in America ou celui de Cherrie Moraga et Gloria Anzualda: This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, qui constitua une avancée de la pensée féministe en 1981.
Les écrits de Bell Hooks permettent de comprendre comment les notions de race, de classe et de genre s'entremêlent et comment toutes les formes de domination doivent être combattues simultanément. Le mouvement anarchiste continue à manquer d'analyses solides sur l'impérialisme, le colonialisme, l'esclavage et l'hégémonie des Blancs. Cependant les anarchistes de couleur sont en train de développer une telle critique et ils ont contribué à obliger ce mouvement majoritairement blanc à s'intéresser au racisme, aux privilèges réservés aux Blancs et aux mécanismes de la suprématie blanche.