Joseph Degalvès
Nul n’est censé ignorer la loi



Article publié dans Les Temps Nouveaux, N°12, 1895
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Un aphorisme qui m’a toujours paru bien amusant, c’est celui-ci : Nul n’est censé ignorer la loi. Il ne faut vraiment pas être difficile en fait de principes pour en adopter un pareil et l’inscrire comme devise sur le seuil du Code trois fois saint. Si quelqu’un s’avisait de décréter que nul n’est censé ignorer la chimie, la physique ou la médecine, on ne le lapiderait certes pas, mais on le jugerait atteint d’une douce folie. Et cependant, s’il est des lois qu’il importe de connaître, ce sont bien celles que nous offrent les sciences ; et il serait malaisé d’en trouver qui puissent au même degré rallier tous les esprits : car elles expriment « les véritables rapports des choses », et en elles, par suite, éclate lumineusement le sens le moins contestable du mot loi.

Et la machine cosmique va, écrasant un peu, de-ci, de-là ceux, qui ne savent point l’artifice de son agencement et aussi (à peine moins souvent) ceux qui savent ou croient savoir. Or, les hommes ont voulu singer cet imposant déterminisme, et ils ont accouché de ce microcosme avorton, le Code : ils ont légiféré, jouant au grand Pan, et tant pis pour qui n’a point remarqué la crotte qu’ils ont déposé sur la robe du dieu : la crotte devient géhenne, et le coupable s’embourbe dans les justes pénalités. La fièvre saisit l’imprudent qui va respirer l’air des marais ; et si, par mégarde, vous foulez aux pieds la vase légale, le policier et le juge remplacent pour vous la fièvre.

Il n’y a pas à discuter avec les microbes qui vous tuent : l’argument du bourreau est aussi sans réplique. Mais la grande différence, c’est que je suis plaint dans le premier cas et flétri dans le second. On admet que je ne sois pas chimiste et médecin, ou que, l’étant (indulgence, d’ailleurs, fort nécessaire), je sois impuissant et ignorant en face des fléaux tout comme un simple mortel. Au contraire, des hommes en robe noire ou rouge déclarent, sans sourciller, que je dois être aussi ferré qu’eux en droit, moi qui n’ai ni toque ni rabat.

Messieurs de la cour, si la matière en laquelle vous opérez est simple et à la portée de tous, je demande à m’asseoir à côté de vous, sans études préalables. Mais non, il vous a fallu, pour la creuser, vous enfoncer des années en d’arides in-folio ; et, après cela, vous y avez si peu fait la lumière que, rarement, vos verdicts sont unanimes ou inattaquables devant une autre juridiction : et vous exigez qu’un profane, nullement cousin de Barthole et de Cujas, ait pesé, avant d’agir, toutes ses responsabilités, ait éclairci tout ce chaos où vous vous perdez vous-mêmes !

Je ne puis faire un pas sans être forcé de mettre en branle une nuée d’avoués, d’avocats, de notaires, d’huissiers, de fonctionnaires administratifs : et vous dites que je ne dois pas ignorer la loi ! Mais la voilà, la loi vivante ! ils la constituent à eux tous : ils ont les formules consacrées et l’investiture officielle ; ils sont les intermédiaires obligés des ventes, des contrats, des procès, des saisies, des demandes d’emploi, etc. Dès lors, je n’ai qu’à les laisser faire, spectateur passif ou proie inerte. La loi ! mais cela ne me regarde point : d’autres s’en occupent pour moi. Et c’est fort heureux car veut-on que, tous les jours, je dépouille l’énorme fatras de l’éloquence (?) parlementaire, pour en dégager, à travers les projets, contre-projets, amendements, voyages d’aller et retour de la Chambre au Sénat et du Sénat à la Chambre, les parcelles de Code, les embryons d’articles plus ou moins viables, qui montent un moment à la surface et crèveront bientôt comme des bulles, ou seront submergés tout à l’heure ? Irai-je pâlir à étudier la nouvelle assiette des impôts ? À quoi bon ? Je rencontrerai sur ma route des préposés fort commodes, qui me diront ce que je dois donner pour passer une volaille ; mon percepteur, très obligeamment, m’avertira que mes charges ont quadruplé depuis l’année dernière ; mon marchand de vin, dans sa note, synthétisera à mon intention, d’une façon saisissante et rapide, le nouveau régime des boissons. Vous voyez bien qu’avec tant de follets prévenants à mon service, je n’ai nul besoin de connaître la loi.

Mon Dieu ! il peut bien se faire que je me voie appréhendé en vertu d’une vieille ordonnance datant de Philippe le Bel. dont j’ignorais à la fois l’existence et la non-abrogation. Mais ce sera l’occasion d’apprendre l’une et l’autre et d’accroître mon faible bagage d’érudition. Il est encore possible que si ma femme vient à mourir des coliques de plomb, et si je traite d’assassin le patron de son usine, on me condamne pour injure et diffamation. Nouveau moyen de compléter mon savoir.

N’est-on pas en train de chercher la meilleure méthode pour enseigner le droit ? La voilà, et elle est fort ancienne : elle est concrète, elle instruit par l’exemple : vous marchez à tâtons dans l’obscurité : tout à coup vous vous heurtez violemment la tête contre quelque chose : vous palpez, vous êtes édifié : vous venez de rencontrer un pilier d’airain, la colonne de la Loi.

Une proposition pour finir. Puisqu’il y a des gens qui ont le pouvoir de légiférer et de juger pour nous et de déchiffrer pour nous toutes ces avocasseries et paperasseries, pourquoi ne se borneraient-ils pas à exercer les uns sur les autres leur action néfaste ? Pour relever d’un tribunal, il faudrait être au moins juge soi-même ou avocat ou agent de police ou député, etc., être de la famille, quoi ! Rien de plus logique, n’est-ce pas ? puisque seuls ils connaissent la chose, ou que, seule, leur science a une sanction.

Ah ! comme toutes ces incohérences seraient risibles, si elles n’étaient profondément tristes et révoltantes !

Joseph Degalvès