André Girard
Autour de nous



Article publié dans Les Temps Nouveaux, N°6, juin 1895
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André Girard un journaliste également connu sous le pseudonyme « Max Buhr »




Profitant de l’accalmie, jetons un coup d’oeil sur l’esprit général de notre temps et « faisons le point » du mouvement évolutionnel.

Les sphères gouvernementales se meuvent de plus en plus sans direction, sans but quelconque, poussées seulement par la force d’inertie, au petit bonheur des circonstances fortuites. Sans Programme défini, sans autre souci que de bâcler les affaires au jour le jour et de n’avoir pas d’« histoires », errant à l’aventure dans le dédale d’une législation d’expédients, les gens au pouvoir, incompréhensifs de l’esprit nouveau, ignorants des besoins nouveaux, s’agitent bruyamment dans le vide, hannetons pris dans un tambour, mesurant à leur tumulte l’utilité de l’œuvre accomplie. De plus, enlisés jusqu’aux oreilles dans le cloaque de leur propre pourriture, ils se démènent désespérément, mais en vain, justement alarmés du nettoyage prochain qui se laisse pressentir.

Tous leurs efforts tendent, non pas à mener à bien les affaires du pays, mais à prévenir la révélation de leurs ignominies, par la menace sous-entendue de révélations analogues visant leurs adversaires. C’est le régime du chantage réciproque : « Si tu parles, je dis tout. »

L’autorité s’en va à la dérive sur l’océan de mépris qui tôt ou tard l’engloutira. Nul intérêt ne se dégage de leurs débats ; rien ne sort de leur stérile agitation ; c’est l’agonie définitive qui s’empare du corps gouvernemental déjà froid. Toute vie se retire de ce monde spécial dont l’inutilité, la nocuité même apparaît chaque jour plus clairement. Vieux débris, vieilles lunes, roulant sans but dans un ciel désormais sans chaleur et sans atmosphère !



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Et cependant l’humanité marche. Un mouvement d’idées considérable s’est accompli depuis plusieurs années. Dans tous les milieux, dans toutes les classes et castes sociales, dans toutes les branches des connaissances humaines, son influence est manifeste.

Un grand problème se pose sur toute la surface de la planète. L’humanité, après avoir successivement épuisé des milliers et des milliers de combinaisons constitutionnelles, est troublée d’un doute nouveau. Elle commence à se demander si l’une des causes de son mal n’est pas, plus qu’à la forme du gouvernement, due à la chose elle-même. Lasse de rechercher à quelle sauce elle sera mangée, la nécessité d’être mangée ne lui semble plus aussi évidente. Et la question surgit : Pourquoi ne vivrais-je pas libre ? Plus qu’à y perdre, je n’ai qu’à y gagner. Et elle instruit et complète le procès du vieux principe d’autorité, dont la condamnation paraît irrémédiable.

Cette constatation lui fut suggérée par la résistance aveugle opposée à son évolution économique. Car le problème, quoique double, est d’abord économique ; mais il se complique aussi d’une question morale et politique. L’erreur des socialistes ou du moins de la plupart d’entre eux est de vouloir le réduire à une pure question de subsistance. Une fois le ventre plein, l’homme doit être heureux. Et en vue de régler la production et la répartition à venir, ils ont élaboré tout un plan compliqué d’organisation affectant un faux air scientifique parce que bourré de chiffres, lesquels, d’ailleurs, sont très contestables.

Mais ce socialisme incomplet et terre-à-terre est déjà débordé par un néo-socialisme à vues plus larges, à conceptions plus générales. Cette doctrine nouvelle, quoique hésitant encore à rejeter entièrement le principe d’autorité, par sa négation de la propriété soit individuelle, soit collective, par son adhésion à la « prise au tas » et par la réduction de l’autorité à ce qu’elle considère comme un strict minimum, se rapproche de l’anarchisme communiste qui, lui, embrasse le problème dans toute son ampleur, poussant logiquement les conclusions de ses prémisses jusqu’à leurs conséquences dernières.



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Dans l’ensemble des aspirations humaines vers un état social meilleur, ces diverses tendances ont déterminé deux courants, en apparence contraires, mais dont, au moment suprême, les efforts nécessairement se pénétreront et, par leur combinaison, aideront à la solution intégrale du problème en suspens.

Ils se définissent en deux mots : solidarité et individualisme.

D’une part, le peuple, et plus spécialement la classe ouvrière, astreint de par la tyrannie sociale au labeur manuel, a vu, grâce à une continuelle coopération dans l’effort, se développer en lui l’esprit d’association, d’entente, d’appui mutuel, générateur de solidarité.

L’analogie des maux soufferts, des injustices endurées, des hontes, des affronts subis, l’état commun de servitude et de persécution, la similitude des intérêts et des revendications, tout a créé entre prolétaires un lien étroit de réciprocité dans les secours portés, les services rendus.

Joignez à cela l’entassement en de grandes casernes ou cités, qui, de l’agglomération, fait une vaste famille par la promiscuité forcée des existences.

Il faut avoir vécu avec le peuple pour avoir conscience de l’énergie vivace des sentiments d’union fraternelle qui sommeillent en lui, en dépit de l’antagonisme incessant de la lutte pour la vie

La classe ouvrière, plus spécialement absorbée par la conquête du pain et tenue à l’écart des préoccupations intellectuelles, envisage surtout le côté économique de la question. Elle s’en tient plus généralement au socialisme, qui lui paraît devoir apporter une sensible amélioration à sa situation matérielle.

Dans la bourgeoisie éclairée, au contraire, et parmi les intellectuels, le courant individualiste est très marqué.

L’immixtion chaque jour plus profonde de l’État au foyer domestique, ingérence dont le triomphe serait dans la réalisation d’un socialisme mal compris, a provoqué une réaction, aujourd’hui résistance inerte, demain peut-être révolte chez tous les hommes conscients de l’indépendance et de la dignité de leur moi.

Comme l’adolescent, sentant croître et s’épanouir en lui son individualité, ronge le frein de la tutelle paternelle et la brise enfin, l’intellectuel, impatient de toute direction supérieure, ne cherche qu’en sa seule conscience le principe de sa loi morale et dédaigne ou combat, suivant les cas, l’inintelligente injonction d’autrui. Il est libre alors, non pas qu’il n’obéisse point, mais il se sait la force de ne pas obéir, s’il le veut, et toute la liberté morale est là. Elle est un état d’âme d’un degré supérieur.

Cet état d’âme caractérise notre époque ; c’est lui qui engendra la conception d’une morale sans sanction. C’est sa généralisation qui amènera l’affranchissement de l’humanité.

Ces deux tendances, ai-je dit, quoique paraissant s’exclure, sont destinées à se renforcer au contraire plus tard, quand il le faudra, car elles sont les conditions indispensables à l’établissement d’une société répondant intégralement par son organisation à tous les besoins humains : association pour la production, et individualisme dans la consommation soit matérielle, soit intellectuelle. Communisme d’une part, anarchisme, de l’autre, tels sont les deux termes de la proposition à résoudre.



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L’esprit de mutualité constaté chez le peuple deviendra, au moment voulu, un puissant facteur pour conserver à l’individu libéré le fruit si cher de sa conquête. Lorsque, après l’anéantissement des conditions existantes, une réédification s’imposera, quel précieux apport cette solidarité, produit d’une longue éducation coopérative, fournira dans la réorganisation de la production ! Telle sera la part qui sera naturellement dévolue à cet élément dans l’établissement des bases de la nouvelle société.

D’un autre côté, si la solidarité doit être l’âme de la vie sociale à venir, en même temps, le droit de chacun se précisera dans un strict individualisme. C’est lui qui gardera des erreurs et des jougs passés, en garantissant des servitudes volontaires, conscientes ou non, tandis qu’à l’esprit de solidarité appartiendra de régir les rapports sociaux, soit économiques, soit autres.

L’un assurera à l’homme la liberté morale par le respect d’autrui, l’autre l’indépendance sociale par l’appui mutuel.

Combien consolante, donc, est la constatation du développement vraiment rapide de ces deux tendances au sein d’une société antagoniste et opprimée, et quelle confiance ne donne-t-elle pas à ceux qui, douloureusement éprouvés par l’âpreté de la lutte vitale, dépensent tant d’efforts pour l’amélioration de leur sort, en même temps que de celui de l’humanité entière !


André Girard