Jean Grave
La conquête des pouvoirs publics
Publication des Temps Nouveaux, N°51, 1911
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Ce qui frappe d’abord, dans toutes les grèves qui se déroulent en ces temps derniers, c’est que nombre d’entre elles sont provoquées par des questions de dignité personnelle ou de solidarité ouvrière.
Et je constate avec satisfaction cette tendance, non pas parce que je pense que la question salaire soit à mépriser, mais pour noter au passage cette tendance qu’ont les ouvriers de faire entrer en ligne de compte, à côté de la question matérielle, économique, le sentiment de leur dignité, et compris que ce n’est qu’en se solidarisant les uns les autres qu’ils arriveront à résister à leurs maîtres.
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Défendre son salaire, chercher à l’augmenter, c’est la lutte de l’heure présente. Si le travailleur ne veut pas se voir réduire à des salaires de famine, il lui faut bien lutter sur ce terrain ; mais cette lutte ne fait que le défendre contre une exploitation sans mesure, elle ne l’empêche pas d’être exploité, n’entame en rien le principe du patronat et du capitalisme ; elle peut durer indéfiniment.
Mais lorsque les travailleurs auront compris qu’ils sont les égaux de ceux qui les paient ou les commandent, lorsqu’ils sauront que la vie doit être égale pour tous, si la question de la défense du salaire continue à être pour eux dans l’état social actuel, une question de vie, ils sauront déjà que là n’est pas l’affranchissement, que la vraie lutte doit être pour la suppression de l’exploitation et du salariat.
Les sentiments de dignité et de solidarité se développant chez eux, ils sont amenés peu à peu à réclamer à leurs maîtres de nouvelles améliorations et, conscients de la justice de leurs réclamations, ils sont entraînés à vouloir les imposer lorsque ces derniers les leur refusent.
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Mais, pour celui qui veut se donner la peine de réfléchir, ce qui frappe surtout dans les événements de ces derniers temps, c’est la faillite du fameux système de la conquête des pouvoirs publics.
Tous les socialistes se disant plus ou moins révolutionnaires vont partout, affirmant à leurs lecteurs, auditeurs et électeurs : La société est mal faite. Vous êtes spoliés, volés, exploités ; c’est l’organisation sociale qui le permet, vous devez en réclamer la transformation.
« Cette transformation ne se fera pas sans luttes. Vos exploiteurs n’abandonneront pas de plein gré leurs privilèges. Comme ils procédèrent en 1789 à l’égard de la noblesse, pour la déposséder de ses privilèges, il faudra que vous vous révoltiez pour leur reprendre ce qu’ils vous ont volé.
« Seulement, comme cette révolution sera lente à venir, comme il faut la préparer, comme il faut une discipline et des chefs pour mener cette lutte, usons de leurs armes pour les combattre.
« Ils se sont emparés du pouvoir politique pour assurer leur exploitation. Emparons-nous de ce même pouvoir politique pour détruire leur système. Nous avons le suffrage universel qui vous permet d’envoyer vos défenseurs à la Chambre, dans les conseils municipaux, au Sénat où ils pourront faire des lois en votre faveur, exercer l’autorité pour vous faciliter la conquête de droit nouveaux. »
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C’est la théorie, mais à la pratique il en est autrement. Qu’ont fait les socialistes au Parlement depuis qu’ils y sont une force ? Rien en faveur de la réalisation effective de quelques points de leur programme.
Ils s’y livrent à un marchandage d’influences, où seuls les arrivistes trouvent satisfaction, rien pour la masse des électeurs.
Ces révolutionnaires en théorie, une fois élus, une fois qu’ils participent à la « gestion des affaires publiques », en sentent aussitôt la responsabilité. Eux qui, pour être élus, affirmaient à leurs électeurs que la société, étant mal organisée, elle doit disparaître, que les travailleurs ne doivent pas cesser de protester et de réclamer, une fois nantis du pouvoir légal, une fois que « responsables de l’ordre », ils ont à user du pouvoir qu’ils détiennent, c’est toujours pour engager la population au calme, à la modération, à l’inertie, usant de la force pour faire respecter les ordres du pouvoir central.
Nous avons vu cela, jadis au temps où Limoges avait une municipalité et un maire socialistes. Leurs électeurs s’étant révoltés, le maire, Labussière, se mit à genoux, les larmes aux yeux, adjurant la foule de se tenir tranquille, d’attendre béatement de ses exploiteurs le don gracieux de ce qu’elle demandait, alors que c’était leur refus net, décisif, de rien accorder qui était la cause du tumulte.
En une autre occasion, lors de manifestations du 1er Mai, c’étaient le maire et la municipalité de Toulon, socialistes, eux aussi, qui, dans un ordre du jour conçu en des termes énergiques, stigmatisaient et flétrissaient d’infamie quelques-uns de leurs électeurs qui avaient osé malmener quelque peu des officiers dont la morgue avait dû être relevée.
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On objectera que leur méthode n’est pas la nôtre ; qu’ils sont pour les moyens pacifiques contre les moyens violents ; que, convaincus de l’efficacité de l’action légale, ils ne peuvent que réprouver tout mouvement qui va contre l’ordre.
D’accord, mais alors pourquoi parlent-ils révolution ? Et, lorsque, en des périodes d’exaspération, la foule se précipite contre les agents de l’autorité, pourquoi les voit-on faire la besogne ?
Dans les mouvements populaires, tous les révoltés ne sont pas des anarchistes. Il s’y trouve sûrement des électeurs de ces révolutionnaires repentis qui, eux, naïfs, ont pris pour argent comptant les boniments qu’on leur débitait pour obtenir leur vote. Seulement, en restant dans la foule ils sont restés des réclamants, des protestataires qui n’avaient pas à s’inquiéter des responsabilités ; ils se sont trouvés entraîné à l’action lorsque les circonstances l’ont exigé. Et c’est ce qu’auraient pu faire le maire, le député, les municipalisés si, sincères, ils étaient restés dans la foule au lieu de conquérir le pouvoir.
Du reste, conquérir le pouvoir n’est qu’un euphémisme pour un socialiste dont le rôle est de protester, toujours et quand même. Un socialiste ne conquiert pas le pouvoir, c’est le pouvoir qui le conquiert.
On ne voit pas un maire, un député, un ministre – si socialistes se diraient-ils – se mêlant aux mouvements de la rue [1], faisant partie des démonstrations contre les patrons, contre l’autorité, alors qu’ils ne manquaient pas de le faire lorsqu’il fallait se faire connaître ou dans leur période de sincérité ; mais, une fois en leur nouvelle situation, ils ne peuvent plus être des adversaires résolus, intraitables, du pouvoir et des exploiteurs ; s’il se présente un conflit, ils adjurent « leurs chers administrés » de se tenir tranquille, d’oublier les paroles de révolte que la chaleur de l’entraînement d’un discours leur ont autrefois fait lâcher. Devenus détenteurs de l’autorité, ils ne peuvent s’en servir que pour défendre les institutions existantes.
S’ils ne veulent pas se mettre carrément contre les révoltés, ils se font enlever momentanément leur part d’autorité – comme on l’a vu à Limoges – par leur supérieur en grade. On les en récompense plus tard par une recette générale.
Et les bourgeois ont si bien compris combien l’exercice du pouvoir était néfaste aux idées de bouleversement social qu’ils n’hésitent pas à l’exercer de concert avec les socialistes.
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On n’a pas encore compris qu’il y a, dans l’ordre social actuel, des réformes anodines qui, bon gré, mal gré, peuvent se réaliser sans trop de secousses, le parlement les enregistrant une fois qu’elles ont conquis la masse ; mais qu’il y en a d’autres – les plus vitales – qui ne peuvent s’accomplir qu’en culbutant par la force ce qui les entrave, et qu’il faut que cette force s’affirme de temps à autre.
L’émeute dans la rue ne prouve rien en faveur des revendications ouvrières, diront les légalistes ; c’est une folie, et il est humain de chercher à enrayer un mouvement qui ne peut que faire des victimes.
Lorsqu’un mouvement débute, on ne sait jamais comment il se terminera. Si on n’en est pas partisan, on n’a qu’à se retirer, mais c’est faire œuvre de réactionnaire que d’essayer de l’empêcher. Car, on n’empêche jamais la poussée révolutionnaire d’une foule, on ne fait que l’affaiblir en apportant le trouble et l’indécision parmi ceux qui veulent agir.
La lutte dans la rue ne prouve rien en faveur des réclamations des ouvriers contre leurs exploiteurs ; mais pour qu’une collision se produise il faut un motif, sinon une raison, cela habitue les individus à résister à l’autorité, elle les habitue à exiger et non à quémander. Et si, à chaque fois que, pour intimider un mouvement, le gouvernement se permet d’arrêter à tort et à travers parmi les plus résolus, les gens se solidarisaient avec les persécutés, nous n’aurions sans doute pas encore la disparition du gouvernement, mais une notable diminution de son action. Ce qui serait déjà quelque chose en attendant mieux.
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Qu’en savent-ils, ceux qui au moment où un mouvement se dessine, déclarent qu’il ne produira rien ?
Ce qu’ils en savent, c’est qu’en cas de défaite il y aura des responsabilités à encourir, et que ces responsabilités tomberont sur les plus en vue. Et comme ils sont des chefs, ils ne veulent pas encourir ces responsabilités.
Une fois pris dans l’engrenage gouvernemental – maire, député ou ministre – ils sont prisonniers de leur nouvel entourage. Sous peine de passer pour des fous, ou de se voir expulser de leur nouvelle situation, ils peuvent bien rester des intransigeants en théorie, mais en pratique il leur faut prendre parti dans les questions « opportunes ou inopportunes ». Et sont inopportunes, toutes celles qui mettent à nu l’antagonisme entre possédants et non-possédants, entre gouvernants et gouvernés.
Tandis que pour ceux qui font partie du pouvoir, il y a des questions d’opportunité – qui amènent, par exemple, l’ancien anarchiste Brousse [2], à déclarer qu’il ne se sentira pas gêné à serrer la main du morveux d’Espagne, dont les ministres font torturer pour délit d’idées les anciens coreligionnaires du président du conseil municipal de Paris ; à voter contre la suppression des loirs scélérates, comme les députés socialistes, ou à voter un ordre du jour de confiance en faveur du ministre qui couvre de son autorité les fusilleurs d’ouvriers. Il n’y a pas de questions d’opportunité ou d’inopportunité pour ceux qui souffrent de la misère et de l’exploitation.
Pour eux, il a des revendications à formuler à toute heure, en tous lieux, en toute occasion. Il y a à résister contre l’exploitation, contre l’oppression à tous moments, à tout essai de les faire peser plus lourdement sur leurs épaules : passivement quand ils ne peuvent davantage ; activement, lorsque l’occasion s’en présente. Et c’est ce qui fait que les foules auront toujours contre elles ceux qui prétendent les diriger.
Notes :
[1] On l’a vu cependant dans les événements du Midi et de la Champagne, mais il ne s’agissait pas, là, de transformer l’état social, mais de réclamer de l’État certains avantages commerciaux assurant un certain monopole aux régions révoltées. Et encore désertèrent-ils le mouvement lorsque les manifestants eurent recours aux moyens révolutionnaires pour appuyer des revendications qui ne l’étaient pas.
[2] Au sujet de monarques qui n’avaient pas sur la conscience les tortures de Montjuich et de Xérès, voici ce qu’écrivait en 1878, le journal l’Avant-Garde, rédigé par le même Brousse : « Nous ignorons quels procédés plus certains l’avenir tient en réserve. Mais il pourrait bien se faire que ceux qui croient fermement qu’on peut, dans une poitrine royale, ouvrir une route à la Révolution, fissent bon marché du salut de l’entourage ! Que pour se trouver enfin seuls, face à face avec un porte-couronne, ils marchassent à lui, au travers de la tourbe des courtisans secouée, dispersée, rompus au bruit et à la lueur des bombes. »