Max Nettlau
La responsabilité et la solidarité dans la lutte ouvrière



Publication des Temps Nouveaux, N°28, 1903
Source




La responsabilité et la solidarité dans la lutte ouvrière

Leurs limites actuelles et leur extension possible.

Rapport lu le 5 décembre 1899 devant le Freedom Discussion Group de Londres.



Les remarques suivantes, basées sur un article que j’ai publié dans le numéro de Freedom paru en novembre 1897, ne doivent pas être comprises comme un désir de remplacer la propagande anarchiste directe par un moyen indirect ; elles se bornent à soulever une question générale qui, autant que je puis le savoir et que je l’ai entendu dire, a été négligée jusqu’ici : la possibilité de quelque forme ou combinaison nouvelle dans la lutte ouvrière ; et j’appelle la critique des anarchistes qui, sauf la possibilité générale, a à examiner si les moyens suggérés tendent ou non vers la liberté, par conséquent si, oui ou non, ils méritent l’appui des anarchistes.

Le progrès dans le mouvement ouvrier me semble après tout désespérément lent. Les idées qui nous semblent si claires, si évidentes et si acceptables d’elles-mêmes, rencontrent souvent un tel amas de préjugés et d’ignorance qu’il est permis de douter que les grandes masses les acceptent jamais consciencieusement et sérieusement, à moins de les voir produire de réels changements, ou tout au moins d’en recevoir, sur une vaste échelle, des leçons de choses. Et même où de telles leçons de choses existent déjà jusqu’à un certain point, quand la solidarité économique des travailleurs est démontrée non par la propagande des idées libertaires, mais par des avantages matériels directs, quelque petit soient-ils – comme dans le cas du trade-unionisme et de la coopération – le gros de la masse n’arrive pas, à proprement parler, à en prendre conscience en dépit d’un siècle de propagande et d’agitation.

Que le pessimisme de cette manière de voir soit ou non justifié, l’utilité de trouver, s’il est possible, des moyens nouveaux de fortifier la situation du travailleur ne sera pas contestée, et quelques moyens d’action, soit permanents, soit transitoires, ont été suggérés et même tentés durant ces dernières années : tels sont la grève générale, la grève militaire, la grève internationale des mineurs, la marche des ouvriers sans travail ou en grève sur la capitale (comme en Amérique et dernièrement en France), le sabottage (le travail lent et défectueux, le « go canny », préconisé en France), etc. Des efforts sont aussi faits pour utiliser les organisations ouvrières de production ou de consommation en vue d’une action économique directe, par exemple une combinaison du trade-unionisme et de la coopération, colonies coopératives, bourses du travail (suivant l’expression américaine relative à l’échange direct des fruits du travail), etc. Voilà pourquoi je me hasarde à suggérer encore quelques autres moyens d’action. L’attitude des anarchistes à leur égard ne peut être différente de celles qu’ils tiennent à l’égard des autres moyens que je viens de citer, c’est-à-dire une aide pratique quand il est possible, mais sans aucunement s’écarter de la propagande de notre conception tout entière d’hommes libres dans une société libre.

Ce qu’il faudrait, outre la propagande intellectuelle directe des idées anarchistes et l’action réellement révolutionnaire qui est indépendante de toute discussion préliminaire, parait être que les grandes et grandissantes masses du peuple soient amenées à comprendre et à embrasser le principe de la dignité et le la liberté humaines ainsi que celui de la solidarité, et à s’efforcer de vivre suivant ces principes. Il est, de plus, nécessaire que la connexion inséparable qui unit ces deux principes soit reconnue ; car le premier principe seul, superficiellement interprété, peut conduire à l’action personnelle de l’individu pour soi-même, sans souci de son avancement par-dessus la tête de ses camarades, tandis que la solidarité sans la dignité et la liberté personnelles n’est autre que celle que nous voyons appliquée aujourd’hui autour de nous et qui nous blesse à tout instant – la solidarité de la majorité compacte avec les pires laideurs du système présent : concurrence, patriotisme, religion, partis politiques, etc. C’est pourquoi une pleine et consciente combinaison des sentiments de liberté avec ceux de solidarité est nécessaire, et ceux qui auront progressé jusque-là, seront plus porter à accepter nos idées, ou plutôt seront plus aptes à les comprendre que certaines couches de la population présente. Aussi pensé-je ne pas me tromper en fixant un tel criterium, une telle pierre de touche des moyens d’action possibles ; et les moyens d’action qui ne s’élèvent pas jusqu’à ce niveau devront être améliorés.

Avant d’entrer en matière, il me faut faire connaître mes opinions sur deux points relativement auxquels, je crois, je suis un hérétique, m’écartant des croyances économiques courantes et, en certain cas, des arguments usités dans l’agitation. Mes conclusions ultérieures seront basées sur ces deux points préliminaires.

L’un d’eux a trait à ce que l’on appelle le public ; ce facteur, à mon avis, n’est pas assez pris en considération dans les luttes ouvrières. Les travailleurs d’une industrie sont organisés et luttent durement pour l’amélioration de leur situation économique ; les employeurs agissent de même et peuvent être forcés, soit par des grèves couronnées de succès, soit par la puissance d’un fort syndicat, de faire des concessions au travail. Mais les consommateurs des produits de cette industrie, eux, ne sont pas organisés du tout et ne font rien pour la sauvegarde efficace de leur intérêt, et pour la réduction de leur dépense au taux le plus bas possible ; d’où il est très naturel que les capitalistes cherchent et réussissent à récupérer presque intégralement le prix de leurs concessions au travail sur le public payant. Le travail, autant que je sache, ne prend aucun intérêt à cette dernière conséquence de la lutte. Aussi les prix montent ou la qualité des produits devient inférieure, et le public paie les frais des concessions arrachées au capital par le travail, comme doit nécessairement le faire le parti le plus faible.

Mais, qui est le public ? Tous les consommateurs, naturellement. Mais pour l’instant, je puis les diviser en deux catégories : ceux qui jouissent de larges revenus et que les fluctuations des prix n’affectent pas sérieusement (on peut ici les mettre hors de question), et la masse immense dont les revenus sont ou moindres ou petits, à qui la plus légère altération dans les prix occasionne de la gêne ou un véritable préjudice, des privations, et enfin la ruine. Un nombre considérable de ces derniers supportent volontiers cette nouvelle charge, conséquence du succès de la grève de leurs camarades de travail, soit en tant que socialistes et anarchistes convaincus, soit grâce à l’instinctif sentiment de solidarité et d’amour pour une belle cause qui fait d’eux la base de nos espoirs dans un avenir plus large ; mais je sens que je m’illusionnerais moi-même si je fermais les yeux sur ce fait que la grande masse, qui n’est pas touchée par les idées de progrès et par les nobles sentiments (si elle l’était, comment pourrait-elle supporter le système actuel ?), ne sent point sa sympathie s’accroître pour le travail organisé dans de tels cas, et demeure veule, indifférente, sinon prévenue et hostile, comme auparavant.

J’imagine, par exemple, que si pendant un grève de mineurs, le mari, un travailleur, sympathise avec les grévistes et souscrit volontiers à leur fonds de grève pour quelques sous, la femme – qui a à résoudre le double problème de joindre les deux bouts comme auparavant avec le même salaire et avec un charbon à un prix de famine – se gardera de partager sa sympathie dans bien des cas, et ne manquera pas de faire valoir auprès de lui la question domestique, et ainsi leurs sentiments se neutraliseront mutuellement.

Dès grèves de cette sorte, alors, laissent les choses dans le même état au point de vue économique et moral, même en cas de grève victorieuse. Car la charge des concessions économiques est, par les capitalistes, reportée sur le dos du public payant ; la masse des travailleurs en souffre d’autant plus que leur pauvreté est plus grande ; et l’élévation morale et l’enthousiasme des grévistes et de ceux qui sympathisent avec eux sont contrebalancés par la dépression et l’hostilité muette du reste de la masse – qui en réalité paie la note.

Aussi serait-il utile de trouver des moyens par lesquels le public (la masse des travailleurs) pourrait être intéressé d’une manière matérielle et non pas seulement sentimentale, aussi bien que les grévistes eux-mêmes. Une fois intéressés sérieusement, leur aide pourrait être énorme : car, outre la sympathie et les souscriptions, ils peuvent manier facilement cette arme puissante entre toutes : le boycottage.

Voilà le premier de mes deux points préliminaires.

Ma seconde hérésie concerne la responsabilité des travailleurs relativement à l’ouvrage qu’ils font. Cette responsabilité n’est nullement reconnue jusqu’à présent. C’est l’habitude de considérer un homme comme un honnête travailleur s’il travaille pour un salaire – sans jamais faire attention à son genre de travail. Y a-t-il telle occupation qui, d’une manière effective, soit évitée ou exécrée ? Il est difficile de rendre honteux celui qui s’y livre, quelque vile ou infâme soit-elle. Si l’on met de côté l’exemple écœurant des demandes pour le poste de bourreau, – ne lisons-nous pas quelquefois que des personnes de toute profession se présentent parmi les travailleurs ou dans la classe moyenne, – n’est-ce pas pour certains le summum de l’ambition que d’être sergent de ville, et des policiers aussi bien que des soldats ne sont-ils pas nourris en grande partie par de sottes femmes du peuple, bonnes ou cuisinières ? Les soldats qui, en Angleterre, s’enrôlent volontairement, savent que leur occupation habituelle ne consistera pas à défendre « leur patrie » que personne n’attaque ; mais de réprimer l’une après l’autre les révoltes de pauvres indigènes mal armés et de les réprimer aussi impitoyablement que possible, de manière à écraser chaque révolte dès le début pour en éviter l’extension. De jeunes garçons, donc, n’ont pas honte de s’engager pour ce travail de police et de bourreau, et la masse du peuple n’a pas honte non plus de fraterniser avec les soldats. De même, il n’y a jamais pénurie de courtiers, de collecteurs de rente et d’impôt, d’agent de propriété avec leurs crowbarmen en Irlande, etc. La soi-disant opinion publique, qui fait tant profession d’humanité et de civilisation ne semble pas s’apercevoir de ces ennemis de l’intérieur, et, si elle s’en occupe, c’est pour les excuser car ce n’est pas leur faute.

Je vais plus loin et je dis : tandis que cette écume de l’humanité jouit de bien peu de popularité après tout parmi la majorité du peuple, des industriels et des professions atroces sont exercées par un plus grand nombre d’hommes, et personne ne semble y trouver à redire. Je veux parler de la grande masse des travailleurs manuels qui produisent des habitations de qualité inférieure, des vêtements de qualité inférieure, de la nourriture de qualité inférieure, et ainsi de suite, qui dégradent la vie, abrutissent l’esprit et ruinent les corps de leurs propres camarades de travail. Qui a construit les taudis et – ce qui est pire – qui les maintient dans un état permettant leur exploitation continue en leur faisant subir des replâtrages réitérés et de feintes réparations ? Qui est-ce qui produit les vêtements qui tombent en loques la première fois qu’on les porte, les aliments et les boissons abominables que seuls les pauvres achètent ? Qui est-ce qui, enfin, les passe frauduleusement au public, aux pauvres – quand d’autres leur ont donné un aspect brillant, si toutefois on s’est donné cette peine – en arrivant à le persuader à l’aide de feintes et de mensonges ? Tout cela est fait (quoique inspiré, sans doute, par les capitalistes, qui sont les seuls à en profiter) par d’importantes branches du travail, respectées et bien organisées : l’industrie du bâtiment, l’industrie textile et les employés de commerce. Cela me choque et me révolte, et, à mon avis, il n’y a aucune excuse à ces agissements, qu’on ne se donne même pas la peine de constater, encore moins de combattre.

Au fond, on trouve toujours la vieille et égoïste excuse : « Je dois le faire ; je ne puis m’occuper de choisir mon travail. Si je ne le fais pas, quelque autre le fera. Je n’en retire aucun profit : je préférerais moi-même faire un ouvrage vraiment utile. Mais je n’en suis pas responsable ; la responsabilité en incombe à l’employeur qui m’ordonne de faire ce que je fais. »

Mon opinion est qu’aussi longtemps que cette excuse, ce faux-fuyant, excuse de mercenaire, sera admise et généralement acceptée, les choses pourront continuer à rester telles qu’elles sont aujourd’hui, et qu’un avenir plus large n’arrivera jamais. Les capitalistes, d’accord avec cette manière de voir, seront toujours en mesure de payer une moitié des travailleurs pour contenir l’autre moitié. Ils continueront, en outre, à maintenir le gros des travailleurs dans un état de dégradation physique et intellectuelle, abattus, vides d’énergie, ignorant jusqu’à la plupart des joies infinies de la vie, grâce à leur milieu morne et déprimant et à l’insuffisance de leur nourriture qui anémie leurs corps et leurs cerveaux. Et le travail manuel, le travail pratique qui engendre un tel état de choses, est fait par les travailleurs eux-mêmes, lesquels, d’ailleurs, en souffrent personnellement aussi bien que les autres.

Le meurtre direct, celui qui est commis par les soldats qui fusillent des grévistes, et le meurtre indirect par la production de ces horribles habitations, par la nourriture, etc., opéré par les travailleurs sur leurs propres camarades, voilà deux actions également préjudiciables par leurs conséquences, qu’il faut reconnaître comme tells avant de songer à obtenir quelque amélioration.

C’est ce que j’appelle la responsabilité des travailleurs eu égard à leur travail. Et je vais plus loin, en disant que l’absence de ce sentiment de responsabilité dégrade ces travailleurs eux-mêmes, aussi bien que leurs victimes. Nul ne niera que les policiers et les soldats sont dégradés et abrutis par l’exercice continuel de cette chasse à l’homme qui constitue leur profession, de la traîtrise et du meurtre à première vue. Je n’hésite pas à dire qu’il en est de même pour les travailleurs qui exercent des métiers ou des industries basées sur la fraude. Prenez, par exemple, le plombier qui fait croire continuellement au client qu’il répare les conduits et égouts et qui n’en fait rien, ou bien l’employé de magasin qui passe sa journée à faire acheter par les clients ce dont ils n’ont pas besoin, mais dont le patron désire être débarrassé en premier lieu parce que c’est là ce qui lui procure un plus grand bénéfice ou parce qu’il ne veut pas le garder plus longtemps. Je ne pense pas que le caractère de ces hommes – quelque honnêtes et loyaux travailleurs qu’ils puissent être au début – s’améliore à la longue ; il y a plus de probabilité de les voir devenir insensibles et indifférents, que libres et enthousiastes. De même, la multitude des producteurs de marchandises inférieures ou médiocres ne peuvent certainement pas prendre un intérêt à leur travail. Mais nul ne peut vivre sans s’intéresser à son travail, sinon ses facultés s’engourdissent, son intelligence se rétrécit et lui-même, à la fois, devient impropre à saisir les idées de liberté et de révolte, encore moins à les mettre en pratique. Comparez ces hommes avec ceux que dépeint William Morris dans The Revival of Handicraft [1], News from Nowhere [2], etc., et vous saisirez clairement ce que je veux dire.

Chacun, donc, est destiné à être victime de cet état de choses, comme les auteurs d’actes antisociaux ne manquent pas d’en souffrir eux-mêmes en retour. Tous les travailleurs haïssent les espions et les délateurs ; la plupart d’entre eux détestent les faux frères (blacklegs) ; à moins que ce sentiment ne s’étende à quiconque se livre à un travail antisocial, travail préjudiciable à ses semblables, je n’ai aucun espoir dans l’avenir. Tel est le second point préliminaire, et me voici enfin arrivé au sujet principal que je traiterai plus brièvement, maintenant que le fond en a été éclairé par ces remarques.


*
**



Il me fallait trouver un moyen d’action qui pût amener la grande masse du peuple à la conception et à l’acceptation d’une réelle et sérieuse combinaison des sentiments inséparables de dignité, de liberté et de solidarité humaines.

Un tel moyen peut, je crois, donner un résultat, si les deux éléments dont je viens de parler sont convenablement combinés et utilisés, savoir : la nécessité de donner au public (à la masse des travailleurs) un intérêt économique aux grèves, aussi bien qu’aux grévistes eux-mêmes, – et la nécessité pour les travailleurs du sentiment de leur responsabilité relativement à leu travail, les incitant à s’efforcer de mettre un terme au préjudice qu’un travail antisocial porte à leurs semblables.

Un tel moyen donnerait une impulsion aux sentiments de respect de soi-même et de solidarité, et amènerait, par conséquent, la grande masse sur le chemin de la liberté, la rendant plus accessible à une propagande plus avancée, car les enseignements de la propagande ne seraient pas désormais contredits par leur propre existence et par la nôtre au point où ils le sont aujourd’hui.

Les grandes lignes de ce plan d’action sont, à mon avis, en ce qui concerne les travailleurs : de refuser de faire un travail préjudiciable au public, puis de fortifier leur position en faisant connaître à ce dernier comment il s’est trompé et volé : en ce qui concerne le public : de soutenir de tels mouvements, des grèves basées sur de tels motifs, par une sympathie active et par le boycottage. Ces grèves peuvent se terminer par la victoire des grévistes et du public, cette fois réellement aux frais du capitaliste, réduisant le taux de son bénéfice. Elles ne peuvent pas détruire les racines du système présent, car aucune grève ne le pourra, à moins d’être produite par un refus déterminé de travailler pour autrui, auquel cas ce serait la grève générale, la révolution sociale ; mais elles peuvent établir un lien plus étroit et plus général entre les classes travailleuses ; les grèves perdraient leur caractère individuel et deviendraient des événements d’intérêt collectif, ce qu’elles ne sont, aujourd’hui, que par le sentiment et la conviction personnelle de quelques-uns et non par leur base économique.

Dans la pratique, ces tactiques peuvent naturellement revêtir des formes multiples. Elles devraient d’abord agir et se porter sur la conscience des trade-unionistes et des socialistes ; cela fait, les efforts pratiques ne manqueront pas.

Si, par exemple, les corporations organisées du bâtiment décidaient qu’aucun membre de l’union ne toucherait aux bouges – en n’aidant jamais soit à les élever, soit à les réparer – et faisaient connaître en même temps au public l’impossibilité de les assainir par de tels replâtrages, la question du logement prendrait aux yeux du public une importance d’autant plus grande que celle qu’ont pu lui donner jusqu’ici tous les comités, les meetings, les campagnes de presse, etc. Rien d’étonnant à ce que le peuple soit resté indifférent à toute cette agitation, en voyant qu’en réalité tout marche comme auparavant ; tels voient leurs propres amis ou voisin, travailleurs du bâtiment, perpétuer la misère du logis par leurs ridicules réparations, tandis qu’eux-mêmes, peut-être, employés de magasin, paient de retour, en vendant à boire et à manger des marchandises empoisonnées, aux maçons, aux laboureurs, etc. Celui-ci égorge celui-là, pendant que le capitaliste tire les ficelles. Si l’état d’une maison est enfin condamné, ce n’est jamais par ceux qui l’habitent et n’ont qu’à l’abandonner, ni par les travailleurs qui la réparent et n’ont aussi qu’à la laisser, mais par les autorités chargées de la salubrité qui agissent en solidarité avec les classes riches et les protègent contre l’infection par des foyers de maladie ! L’initiative et le respect de soi-même sont peu connus parmi les victimes de ce système ; aucun effort ne devrait être épargné pour les créer et le sentiment de la responsabilité est un des moyens à employer dans ce but.

Si les corporations du bâtiment de Londres prenaient la résolution de ne pas toucher aux immenses étendues de masures de l’est et du sud de Londres, d’un coup, la question non seulement du logement, mais aussi celle du landlordisme passerait en première ligne. Le public répondrait par le cri : Plus de loyers ! et les employés de magasins pourraient fournir leur aide en se retirant, refusant de toucher aux aliments abominables qu’ils nous vendent aujourd’hui. Cela pourrait donner lieu à quelques habitants de l’East-End d’inspecter les aménagements des habitations dans le West-End ou d’étudier les approvisionnements dans les docks. Dans tous les cas, il y aurait quelque chance d’arriver à être débarrassé des pires laideurs de l’East-End, – ce qui est quelque chose – et la grande quantité d’ouvrage neuf et propre que les ouvriers du bâtiment auraient à faire dans de meilleures conditions, les dédommagerait des sacrifices imposés par une telle grève.

Que les industries textiles révèlent la confection des vêtements défectueux et refusent de les produire plus longtemps. Même les branches moins nombreuses dont l’occupation consiste à donner à ces marchandises un aspect brillant, uni et durable, pourraient faire quelque chose pour renseigner le public et donner le branle.

De même, comme relativement aux travaux chimiques, tels que l’infernal travail du blanc de céruse ou tel autre analogue, où le travail lui-même, et non le produit, ruine la santé, aucune commisération, aucune pitié ni aucune législation ne semble être effective ; afin de faire déserter ces emplois, il faudrait couvrir de honte ceux qui permettent qu’on les tue ainsi, en les mettant au-dessous des « blacklegs », comme ils le sont en réalité ; car ils font marcher ces métiers et, aussi longtemps qu’ils le feront, de nouvelles victimes – ignorant quelques fois au début quel travail elles entreprennent – sont appelées de jour en jour à remplir les rangs éclaircis par la chute des inévitables victimes qui les précèdent.

Ou bien, les employés de commerce ne pourraient-ils faire triompher plusieurs de leurs revendications immédiates, s’ils prenaient la ferme résolution de considérer comme déshonorant de mentir au public, ainsi qu’ils le font aujourd’hui, pour réaliser des ventes plus considérables et maintenir ou améliorer par ce fait leur situation ? Le public se mettrait naturellement de leur côté en boycottant les commerçants obstinés qui seraient laissés là avec discrédit de leur marchandise inférieure. Il est réellement difficile pour le public en général d’éprouver de la sympathie pour ces classes de travailleurs tels qu’ils sont aujourd’hui : nous pouvons nous affliger de la longueur de leur journée de travail et supporter de bonne grâce les inconvénients que nous cause parfois un magasin fermé de bonne heure, mais nous savons que notre sympathie n’empêchera pas les vendeurs de nous vendre de la nourriture passée pour de la fraîche, si le commerçant l’attend d’eux.

En résumé, comme consommateurs, nous ne pouvons éprouvé de sympathie pour les instruments du capitalisme, et, comme les grandes masses sont de part et d’autre formées de travailleurs, la division et l’hostilité persistent entre eux, et une seule action pratique, la solidarité mutuelle, peut vaincre cette hostilité ; les convictions et le sentiment sont aussi de bons facteurs, mais ne conviennent pas à tous les cas.

Ces exemples, quelque bien ou mal choisis qu’ils soient, éclairent, je le crois, jusqu’à un certain point ma pensée qui, d’ailleurs, ne dépend pas de la valeur de ces exemples. Je me rends un compte exact de la difficulté de donner un élan dans cette direction, et je propose que l’on discute le sujet de la Responsabilité en premier lieu. Une fois qu’un principe est compris et accepté par un certain nombre, des hommes se présentent, sans appel, sans préparation, sans organisation, pour agir conformément à lui. Un mouvement peut partir du plus petit atelier par le fait de travailleurs posant là leurs outils et refusant de faire plus longtemps leur travail médiocre et antisocial ; ou bien il peut être inauguré par la voie orthodoxe de résolutions de congrès, etc. L’idée n’est après tout qu’un petit échelon vers l’altruisme : si un homme qui aide à l’avilissement des salaires, etc., de ses camarades est méprisé comme faux frère en raison de son acte antisocial dans cette question, que ce mépris s’étende à tout ouvrage antisocial ; et si les travailleurs particuliers ne savent voir ce principe, que le public le voie et agisse conformément à lui.

Tout cela peut paraître dur et sans cœur, mais je ne vois que deux alternatives : ou bien être purement sentimental, fermer les yeux à la raison, s’apitoyer sur chacun, excuser chaque chose et l’on arrivera à pleurer sur le sort du soldat tué et blessé ou du policier mis à mal dans l’accomplissement de son devoir. Ou bien, être logique – et alors, vous ne pouvez trouver d’excuse à tout cela, sauf celle de la non-préparation de l’opinion publique à ce sujet, et votre premier acte sera de vous efforcer d’éveiller l’opinion publique sur cette question. En ignorant ou en déniant le principe de la responsabilité, on suit simplement la voie fallacieuse ou bien de la fausse perception ou de la lâcheté, mettant sur le compte d’autrui ce que nous esquivons nous-même, ou bien du pur sentimentalisme, au lieu d’accepter à la fin une vérité désagréable. Je dis désagréable, parce qu’elle accroit le travail à faire avant d’obtenir un réel changement – mais, ainsi que je l’ai déjà dit, si le peuple demeure tel qu’il est, aucun changement ne se produira jamais.

Il résulte clairement de ce qui précède, que ma suggestion est double : éveiller le sentiment de la responsabilité et l’utiliser pour les grèves, je dirai collectives, dans l’intérêt public, ainsi que je l’ai décrit. Si ce second point est jugé impraticable, le premier n’en subsiste pas moins et un autre moyen doit être trouvé pour créer et utiliser ce sentiment si important. Je sens fortement qu’il est indigne d’un homme de faire à ses semblables tout le tort que le capitaliste lui ordonne de leur faire, en croyant le justifier par cette ombre d’excuse : je ne suis qu’un instrument. Cela peut suffire à ceux qui acceptent le présent système et sont satisfaits d’être les instruments des capitalistes et de détruire la liberté de leurs semblables. Mais ceux qui accomplissent de tels actes antisociaux et qui réprouvent le présent système, sont, inconsciemment, des lâches qui ne le renverseront jamais. Je demande des hommes qui sachent d’abord affranchir leur esprit, puis qui refusent de faire un ouvrage qui perpétue la misère et l’esclavage de leurs semblables et ainsi créent un large courant de sympathie et de solidarité, propre base d’une action plus accentuée.

Ce genre d’action économique me semble celui qui est le plus à la portée d’un homme qui se sent libre et qui trouve la base de sa liberté dans la liberté et le bien-être d’autrui. S’il ne peut, par son refus de travailler pour le capitaliste, renverser le présent système, il s’efforcera en quelque sorte de ne pas travailler au détriment de ses semblables, guidés par le respect de soi, sans s’inquiéter de savoir si la solidarité de ces derniers répondra ou non aussitôt à la sienne. Telle est la méthode anarchiste : faire soi-même ce que l’on voudrait voir faire.

La vieille méthode politique et autoritaire consiste à s’en laver les mains en proclamant que ces choses sont inévitables, et par conséquent en les perpétuant et à se fier que d’autres feront pour nous ce que nous-même nous ne voulons ou ne pouvons faire (termes que l’on prend trop souvent l’un pour l’autre). Nous qui n’acceptons pas ce principe fondamental en politique, nous devrions le rejeter en matière sociale dans la plus large mesure, et par suite accentuer la responsabilité de chacun relativement à ce qu’il fait.

J’ajouterai seulement, qu’en discutant le présent sujet, le terme moralité ne devra pas être introduit dans un sens qui laisse croire que j’exhorte les travailleurs à devenir plus moraux. Je n’ai pas employé ce mot dans ce sens, et il prête aux malentendus. Je demande qu’ils arrivent avant tout au respect de soi, à la conscience de leur dignité et de leur liberté ; et alors leur propre conscience leur dira de refuser de faire des actes antisociaux dans le sens le plus large, comme ils refusent de se faire délateurs ou « blacklegs ». Il est parfait de dire : renversons d’abord le système capitaliste et ensuite nous acquerrons ces qualités ; mais qui se chargera de renverser ce système, nous devons le demander, puisque le dogme de Marx, d’après lequel les capitalistes doivent se détruire mutuellement jusqu’au dernier, ne nous rassure plus comme il l’a fait si longtemps à l’égard des social-démocrates ?

Pour conclure, je répète que je ne désire nullement amoindrir l’importance d’aucune méthode actuelle de propagande, mais je serais heureux de voir discuter la présente méthode, particulièrement quand des anarchistes se trouvent avec des trade-unionistes. Une extension de l’action des trade-unions allant des questions purement corporatives à un effort pour l’émancipation de tous pourrait avoir une issue décisive et gagnerait les sympathies de tous ceux qui se sentent libres et désirent aussi bien affranchir les autres.

J’aimerais aussi voir faire part des efforts préalables tentés dans la même direction.


Notes :


[1] Réhabilitation du métier manuel (1888).
[2] Nouvelles de nulle part (utopie communiste libertaire, 1890)


Max Nettlau