Élisée Reclus
L’Évolution légale et l’Anarchie



Paru à la Bibliothèque des Temps Nouveaux, 1895
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Introduction à l'édition originale de 1895


Cette brochure est la reproduction légèrement modifiée d’une lettre écrite à un compagnon d’exil, réfugié à Buenos-Aires. Cet excellent amis, Baux, croyait encore à la vertu des lois pour améliorer les hommes et à celles des représentants pour faire triompher le droit. Ayant écrit dans ce sens aux rédacteurs du « Travailleur », revue anarchiste mensuelle qui paraissait à Genève, il lui fut répondu par ces quelques pages qui, en février 1878, sont réimprimées aujourd’hui pour la première fois.



L’Évolution légale et l’Anarchie


Amis, le mot « Anarchie » vous effraie. Vous nous blâmez de nous en servir et d’empêcher ainsi les gens bien intentionnés, mais timorés, de venir à nous. Vous nous blâmez surtout de nous être placés complétement en dehors de l’État : la voie de l’évolution légale vous parait de beaucoup plus sûre.

Le socialisme révolutionnaire vous semble redoutable, parce qu’il peut amener à la dictature ; mais vous avez confiance dans le mouvement des associations et vous pensez qu’il sera possible de déplacer ainsi le capital. Vous espérez même que le peuple et la bourgeoisie arriveront à conclure la paix, et, dans vos rêves d’avenir, vous fixez d’avance à un 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille, la grande fête de la réconciliation des peuples et des classes.

Sans doute le mot « Anarchie » peut effrayer ceux qui s’en tiennent au sens dérivé de ce terme et n’y voient qu’un synonyme de désordre, de lutte violentes et sans but, mais avons-nous tort de nous en tenir au sens primitif du mot, à celui que donnent honnêtement tous les dictionnaires : « Absence de gouvernement ? » Il nous suffit de ne pas violer la langue, regrettant qu’elle ne soit pas plus riche et ne mette pas à notre disposition des termes non viciés par un usage illogique. D’ailleurs, il ne nous déplait point que ce mot revendiqué par nous arrête un instant ceux qui s’intéressent au problème social. Dans le royaume de la fable, tous les jardins merveilleux, tous les palais de féé sont gardés par quelque dragon féroce. Le dragon qui veille au seuil du palais anarchique n’a rien de terrible, ce n’est qu’un mot, mais s’il en est qui se laissent effrayer par lui, ce serait sans doute en vain que nous essaierions de les retenir : des hommes qui reculent devant un vocable auraient-ils jamais la liberté d’esprit nécessaire pour étudier la chose elle-même ? Hélas ! ils en resteront à leurs préjugés, à leur routine, à leurs formules, et continueront à parler de l’ « hydre sociale », dans les termes choisis du jargon officiel.

La société actuelle, arrivée pour ainsi dire sur la limite des deux mondes, est pleine des contradictions les plus bizarres : c’est là que règne arbitrairement « l’anarchie » dans le sens que l’on donne ordinairement à ce mot.

Entrez dans une école supérieure : le professeur y parle de Descartes et nous raconte comment le grand philosophe a commencé par faire « table rase » de tous les préjugés, de toutes les idées reçues, de tous les systèmes antérieurs. Il le loue fort d’avoir eu cette vigueur intellectuelle ; il nous dit qu’à dater de l’heure où fut prononcée l’audacieuse parole d’absolue négation, la pensée humaine était émancipée ; mais ce même professeur n’a plus que des exclamations d’horreur pour tous ceux qui seraient tentés d’imiter son héros ! À l’exemple de Descartes qui, le premier, osa se dire anarchiste, nous faisons table rase des rois et des institutions qui pèsent sur les sociétés humaines, nous nous débarrassons de l’obéissance traditionnelle que la morale des maîtres a, de tout temps, inculquée aux serviteurs. Toutefois nous n’imiterons pas Descartes jusqu’au bout. Si après avoir fait table rase de Dieu, il ne s’était pas empressé de le remettre en place avec tout son cortège spirituel et temporel, s’il n’avait pas eu la prudence de parcourir en sens inverse toute la route qu’il avait fournie, certes on se garderait bien de nous le donner en exemple. Ni princes, ni républiques ne lui eussent donné asile, et son nom fût resté celui d’un maudit.

Eh bien ! en dépit des persécutions qui ne nous ont point manqué et des malédictions dont on nous accabla, d’un bout du mont à l’autre, nous, les anarchistes, nous ne croyons pas devoir reconstruire l’État dont nous avons fait « table rase ». D’ailleurs, tel qu’il existe, vous avouez que l’édifice est d’aspect assez laid, et vous comprenez qu’il nous tarde de le démolir. Nous en avons assez de ces rois élus par la grâce de Dieu ou nommés par la volonté du peuple, de ces plénipotentiaires ou ministres responsables ou irresponsables ; de ces législateurs qui se sont fait accorder, soit par le prince, soit par un troupeau d’électeur, leur « part de royauté ; » de ces magistrats qui vendent au plus offrant ce qu’ils appellent « la justice ; » de ces prêtres qui, représentant Dieu sur la terre, promettent des places en paradis à ceux qui se font leurs esclaves ; de ces grossiers sabreurs qui demandent, eux aussi, une obéissance aveugle, une suspension absolue de l’intelligence et de la morale personnelle chez tous ceux qui ont le malheur d’emboîter le pas dans leurs bataillons ; de ces propriétaires ou patrons qui disposent du travail et, par conséquent, de la vie de la foule immense des faibles et des pauvres. Nous en avons assez de toutes les formules religieuses, juridiques ou prétendues morales, qui nous enferment et maintiennent nos esprits dans la servitude, assez de cette affreuse routine qui est le pire de tous les gouvernements et le mieux obéi, ainsi que l’a récemment démontré, avec un grand luxe de preuves, le philosophe Herbert Spencer.

Mais du moins ne pourrons-nous transformer la société économique, pacifiquement et comme en sourdine, par le mouvement des associations ? Certes, les anarchistes, plus que les autres hommes, ont à compter avec la force d’association, car ils attendent tout des libres affinités entre les personnalités libres ; mais ils ne croient pas que les associations coopératives de travailleurs puissent accomplir un changement sérieux dans la société. Les tentatives faites en ce sens sont des expériences utiles, et nous devons nous féliciter de les avoir vues, mais elles suffisent, et nous pouvons désormais nous prononcer. La Société est un ensemble que nous ne réussirons point à changer en la reprenant ainsi en sous-œuvre par un de ses plus minces détails. Ne pas toucher au capital, laisser intact tous ces privilèges à l’infini qui constituent l’État, et nous imaginer que nous pourrons entrer sur tout cet organisme fatal un organisme nouveau, autant vaudrait espérer qu’il nous sera possible de faire germer une rose sur une euphorbe vénéneuse.

L’histoire des associations ouvrières est déjà longue, et nous savons comment en pareille matière, il est encore plus dangereux de réussir que de succomber. Un insuccès est une expérience de plus et permet à ceux qui l’ont subi de rentrer dans le grand courant de la violence et de la Révolution. Mais un succès, voilà qui est fatal ! Une association qui réussit, qui gagne de l’argent et se fait propriétaire, se conforme fatalement aux conditions du capital, elle se fait bourgeoise, elle escompte des traites, poursuit ses débiteurs, a recours aux hommes de loi, place ses valeurs en banque, spécule sur les fonds publics, accumule son capital et le fait valoir par l’exploitation du pauvre. Devenue riche, elle entre dans la grande confrérie des privilégiés ; elle n’est plus qu’une compagnie financière, obligée de se fermer à ceux qui n’apportent que leurs bras. Complétement séparée du peuple, devenue simple excroissance sociale, elle se constitue en État : loin de seconder la révolution, elle la combat à outrance ; tout ce qu’elle avait de force vive en commençant son œuvre, elle le tourne désormais contre ses anciens amis, les déshérités et les révolutionnaires ; en dépit de toute la bonne volonté de ses membres, elle passe au camp de l’ennemi : ce n’est plus qu’une bande de traîtres. Ah ! mes amis, rien ne déprave comme le succès ! Tant que notre triomphe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réussir ; soyons toujours vaincus !

Il vous paraît possible d’arriver à la rénovation générale de la société avec l’aide de la bourgeoisie – de la petite bourgeoisie, s’entend – de celle dont les intérêts immédiats seraient les mêmes que ceux des ouvriers. C’est là, nous semble-t-il, une illusion grave. Ne comptons jamais sur une caste, et sur celle-ci moins que sur toute autre, car elle se croit née pour le privilège et, tout naturellement, elle en épouse les préjugés et les passions. Sans doute, le petit bourgeois – de même que tous les hommes – aurait grand avantage à ne pas avoir sans cesse devant lui le spectre de la misère ; sans doute, il aurait dans la société nouvelle ce qui lui manque aujourd’hui, la possibilité de se développer entièrement et de vivre sans avoir à mendier sa pitance ; mais il faut tenir compte d’une cause spéciale de démoralisation qui n’existe pas chez les hommes obligés de travailler de leurs mains, le paysans et l’ouvrier. Cette cause d’avilissement est le mépris du labeur matériel. Par l’effet de son éducation, le bourgeois, petit ou grand, croit s’abaisser en prenant un outil ; son idéal naturel est de garder ses mains vierges de la souillure du travail ; il est l’esclave de son habit noir, de certaines habitudes extérieures qui le classent parmi les messieurs. Pas d’humiliation auxquelles il ne s’expose que pour garder sa caste, pas de bassesse qu’il ne fasse pour obtenir les faveurs qui doivent lui procurer, avec le pain, le droit d’être au nombre des privilégiés et des gouvernants. Parents, instituteurs, amis, lui ont toujours montré ce but comme le seul digne de son ambition. On ne s’imagine pas les avanies que doit subir l’employé « surnuméraire », les formules abjectes qu’on exige de lui avant de le laisser entrer dans la classe des mandarins. Une fois rompu par l’étroit laminoir dans lequel il a dû se glisser, il n’a plus d’épine dorsale. N’attendez rien de lui, ce n’est plus un homme. Des transfuges de la bourgeoisie viendront à nous et, nous l’espérons, de plus en plus nombreux, mais que la caste nous aide un jour, cela est impossible.

Car nous sommes des « niveleurs ». Pour nous, la caste doit disparaitre comme l’État, dont elle n’est qu’une miniature, avec les inégalités traditionnelles aussi bien que les inégalités légales ; et ce n’est point par des alliances politiques, par des œuvres de détail, par des tentatives d’amélioration partielle que nous croyons pouvoir faire avancer le jour de la Révolution future. Il vaut mieux marcher directement vers notre but que de suivre des voies détournées qui nous feraient perdre de vue le point à atteindre. En restant sincèrement anarchistes, ennemis de l’État sous toutes ses formes, nous avons l’avantage de ne tromper personne, et surtout de ne pas nous tromper nous-mêmes. Sous prétexte de réaliser une petite partie de notre programme, même avec le chagrin d’en violer une autre partie, nous ne serons pas tentés de nous adresser au pouvoir ou d’essayer d’en prendre aussi notre part. Nous nous épargnerons le scandale de ces palinodies qui font tant d’ambitieux, tant de sceptiques et troublent si profondément la conscience du peuple.

Et pourtant, si nous devions maintenir les cadres de l’État, de pareils scandales seraient inévitables. Dès que le révolutionnaire est « arrivé, » dès qu’il s’est casé dans une niche gouvernementale, il cesse naturellement d’être révolutionnaire pour se faire conservateur ; cela est fatal. De défenseur de l’opprimé, il se change à son tour en oppresseur ; après avoir excité le peuple, il travaille à l’émasculer. Nous n’avons point à citer ici de noms propres : l’histoire contemporaine les crie. Mais comment pourrait-il en être autrement ? C’est la place qui fait l’homme ; c’est l’ensemble de la machine qui donner leurs diverses fonctions aux rouages et ceux-ci doivent s’y adapter. Ainsi que l’a dit depuis longtemps un célèbre diplomate, Robert Walpole : « Les intérêts des gouvernants sont toujours absolument contraires à ceux des gouvernés. » Qui se fait gouvernant se fait en conséquence un ennemi du peuple.

Si nous voulons rester utiles à notre cause, celle des opprimés et des vaincus, sachons donc ne pas sortir des rangs. À aucun prix ne nous séparons de nos camarades, même sous prétexte de les servir ; que notre groupement soit toujours spontané, notre discipline toujours volontaire. Que tout homme d’honneur fasse grève dès qu’il s’agit pour lui de titres, de pouvoir de délégation qui le place au-dessus des autres et lui donne une part d’irresponsabilité. Ainsi les forces révolutionnaires ne se diviseront plus et le peuple n’aura plus à pousser incessamment des chefs au pouvoir pour se faire opprimer par eux. N’est-ce pas l’histoire que symbolise le rocher de Sisyphe, retombant sur ceux qui l’ont roulé à grand’peine au sommet de la montagne ?

Quant aux hommes assez vils pour avoir besoin d’un maître, qu’ils en cherchent ! De longtemps, hélas ! ils n’en manqueront pas. Il en est du gouvernement comme de la religion. Vous rencontrez des milliers d’hommes qui vous disent d’un air important : « Si tous me ressemblaient, certes nous n’aurions pas besoin de gouvernement, mais il en faut pour le peuple. De même, je me passerais bien de religion, mais il en faut pour les femmes et les enfants. » Et c’est ainsi que l’on fait durer les gouvernements et la religion. Quant à nous, appréciant fort la liberté pour nous-mêmes, nous l’apprécions également pour les autres ; nous ne voulons point de maîtres, et nous ne voulons pas davantage que d’autres nous soient asservis. Quoi qu’en disent les partisans de l’État, nous savons que la solidarité des intérêts et les avantages infinis de la vie à la fois libre et commune suffiront pour maintenir l’organisme social. Seulement, il ne sera pas constamment troublé par les caprices des gouvernants qui pourchassent les peuples de çà et de là comme de misérables troupeaux.

Certes, notre illusion serait grande si, dans notre zèle enthousiaste, nous comptions sur une évolution soudaine des hommes dans le sans de l’anarchie. Nous savons que leur éducation de préjugés et de mensonges les maintiendra longtemps encore dans la servitude. Quelle sera la « spirale » de civilisation par laquelle ils auront à monter avant de comprendre enfin qu’ils peuvent se passer de lisières ou de chaînes ? Nous l’ignorons, mais, à en juger par le présent, cette voie sera longue. Tandis que les prêtres et les instituteurs travaillent de concert à l’abêtissement général, que rois, généraux, fonctionnaires et policiers, capitalistes et patrons font de leur mieux œuvre de guerre et d’asservissement, ceux que le peuple acclame comme ses défenseurs lui promettent aussi de le gouverner, de constituer un « pouvoir fort » de défendre les intérêts sacrés de la religion et de la propriété. N’a-t-on pas vu une Assemblée, dite républicaine, voter d’une voix unanime des remerciements à la « noble armée » qui venait de sauver la société en mitraillant trente-cinq mille prisonniers, en égorgeant des femmes et des enfants ? Ne voit-on pas une autre Assemblée, plus républicaine encore, donner des preuves de « sagesse et de bon sens politique » en laissant les prisons et les bagnes remplis de républicains et en saisissant toutes les occasions de faire sa cour aux souverains du monde ? Tous nos législateurs, jadis clubistes farouches, se sont changés en autant de marquis !

Quoi qu’il en soit, et que des années, des décades ou des siècles nous séparent de la révolution définitive, nous n’en travaillons pas moins avec confiance à l’œuvre que nous avons entreprise, étudiant avec intérêt l’histoire contemporaine, mais sans y prendre une part qui puisse nous rendre traitres à nos convictions. « Laissons les morts enterrer leurs morts » ; laissons les candidats du pouvoir vanter leurs panacées d’amélioration gouvernementale et dirigeons tous nos efforts à augmenter les éléments de la société égalitaire et libre qui existent déjà, quoique isolés et fragmentaires. L’œuvre que nous poursuivons n’est point chimérique, car sur mille points à la fois nous la voyons déjà se préparer, de même que dans une solution chimique mille petits cristaux se forment çà et là, avant que se transforme la masse toute entière. Cette foule d’associations qui naissent de toutes parts, agricoles, industrielles, commerciales, scientifiques, littéraires, artistiques, ne sont-elles pas une preuve du changement qui s’opère dans les esprits et qui les tourne de plus en plus vers le travail commun ? Le mépris dans lequel tombent les anciennes formules de religion et de morale officielles, les progrès de la pensée libre ne témoignent-ils pas d’une valeur personnelle de plus en plus grande chez les individus ? Le nombre des socialistes réfractaires, vivant en égaux, sans chef qui leur donne le mot d’ordre, sans loi qui les étreigne, sans autre lien de cohésion que le sentiment d’un devoir commun, l’affection et l’estime mutuelles, n’augmente-t-il pas de jour en jour ? Enfin, parmi les évènements qui se sont récemment accomplis, n’en est-il pas qui semblent présager tout un avenir nouveau ? Ce n’est point à nous qu’il convient de vanter la Commune de Paris, puisque nous y avons pris part ; mais l’histoire ne se fait-elle pas déjà, et ne montre-t-elle pas que dans ce vaste bouillonnement fermentait tout un nouvel ordre de chose, dont ni roi, ni prêtre, ni policiers, ni partons n’auraient été les maîtres ? Et là-bas, en Russie, combien grand est le spectacle de ces jeunes hommes et de ces héroïnes qui laissent de côté position, fortune, et les jouissances infinies de la vie des sciences et des arts pour se faire peuple, vivre avec lui de son existence misérable, puis finir leur carrière de dévouement dans les prisons ou les mines ! C’est à réunir tous ces éléments épars de la grande société future que nous devons consacrer nos forces.

Le jour de fête que vous attendez viendra ; mais il n’aura pas seulement pour but de célébrer la fédération des peuples sans rois ; il glorifiera aussi l’union des hommes, libres désormais, vivant sans maîtres, et réalisera la prophétie de notre grand ancêtre Rabelais : « Fais ce que veux ! »



Élisée Reclus