Émile de Saint-Auban
Les procès de Jean Grave



Extraits de L'Histoire sociale au Palais de Justice, plaidoyers philosophiques
d'Émile de Saint-Auban, A. Pedone, éditeur, 1895.


La Société mourante et l'Anarchie
Le Procès des Trente


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La Société mourante et l'Anarchie


Cour d'assises de la Seine
Audience du 25 février 1894

Les faits de ce procès, qui restera célèbre, sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'y insister. Il a fait nettement apparaître, dans sa plus récente expression, la formule de l'anarchie doctrinale et scientifique.
M. Jean Grave est l'auteur d'un livre de sociologie intitulé : La Société mourante et l'Anarchie.
Le parquet releva dans ce livre les délits de provocation au vol, à l'indiscipline et au meurtre, ainsi que le délit d'apologie de faits qualifiés crimes par la loi.
Il intenta des poursuites contre l'écrivain, qui comparut en cour d'assises le samedi 25 février 1894.
Me de Saint-Auban, défenseur de Jean Grave, avait cité quatre témoins : MM Élysée Reclus, Octave Mirbeau, Paul Adam et Bernard Lazare. – Nous empruntons à un chroniqueur présent à l'audience l'esquisse des dépositions :

ÉLYSÉE RECLUS. – Le premier, M. Élysée Reclus, apparaît. (Sensation). Chacun se penche pour apercevoir sa belle tête grisonnante, aux yeux doux et énergiques.

Depuis vingt-cinq ans, dit-il, je connais Jean Grave. J'ai pour lui une grande affection. Il a fait son éducation d'une manière admirable. Il a suivi ses études d'une façon méritoire. C'est une intelligence d'élite. Jean Grave s'est notamment occupé d'anthropologie. Connaissant le caractère et les habitudes de Jean Grave, je puis dire qu'il n'a jamais favorisé ou conseillé aucun acte criminel.
D. – Dans un des passages de l'ouvrage, il est fait appel manifestement à la violence.
On y trouve ceci : « Crevez-leur la peau avec vos couteaux ! » Pas davantage.
R. – Je ne connais pas le contexte du passage, et je ne puis ni l'expliquer ni le défendre.
D. – Jean Grave a été à votre service ?
R. – Jamais.
D. – Du moins au service de vos idées ? Par exemple, n'était-il pas l'administrateur de votre journal, le Révolté, qui paraissait à Genève ?
Le témoin. – Il n'y avait ni directeur ni administrateur dans notre journal. Il n'y avait que des collaborateurs ; pour chaque numéro, un de ces collaborateurs faisait la cuisine du journal ; il était en même temps le directeur et l'administrateur. C'était un jour mon tour, le lendemain celui de Grave, puis celui d'un autre.
M. L'avocat général. – N'êtes-vous pas le M. Reclus qui a été condamné à Lyon en 1882 ?
R. – J'ignore le fait. Je n'ai point été condamné et je n'ai comparu devant aucun tribunal de Lyon ni d'ailleurs en 1882.
M. le président. – Vous avez bien été collaborateur du Révolté et, ensuite, de la Révolte.
R. – C'est exact.
M. le président. – Eh bien ! au moment de l'affaire Ravachol, la Révolte avait condamné l'acte de l'anarchiste. Dans le numéro suivant, le journal est revenu sur ses sentiments et a approuvé Ravachol. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi ?
R. – Chacun est maître de ses opinions, et je n'ai pas à répondre pour les collaborateurs qui ont signé ces deux articles.
Le président. – C'est bien, monsieur, vous pouvez vous asseoir.

M. OCTAVE MIRBEAU. – Voici maintenant M. Octave Mirbeau qui a écrit la préface du livre de Jean Grave :

Me de Saint-Auban. – Le témoin voudrait-il nous dire quelle est la valeur de Jean Grave ?
Le témoin. – Je n'ai jamais vu Jean Grave. Je ne le connaissais que par ses écrits, que je lisais avec le plus grand intérêt.
M. le président. – C'est vous qui avez écrit la préface du volume ?
Le témoin. – C'est exact. J'ai été séduit par l'élévation des ides que j'ai rencontrées dans ce volume, par les hautes et nobles préoccupations de Jean Grave, et je suis venu ici pour témoigner de mon estime pour lui.
Me de Saint-Auban. – Mais que pensez-vous de Jean Grave comme auteur de la brochure ?
R. – Jean Grave ? Je le considère comme un apôtre, comme un logicien tout à fait supérieur !
M. l'avocat général. – C'est votre opinion personnelle, M. Mirbeau ?
R. – Parfaitement.
M. le président. – Voulez-vous nous dire ce qu'on pense de Jean Grave dans le monde littéraire ?
R. – Ça dépend de ce que vous entendez par monde littéraire, ce monde qui va depuis l'Académie jusqu'au Chat Noir. (Rires)
D. – Mais, dans votre monde littéraire, à vous !
R. – Eh bien ! monsieur, dans ce monde, Grave est considéré comme un honnête homme et un esprit supérieur. J'ajoute qu'il jouit d'une grande autorité.
M. l'avocat général. – Dans votre préface, et notamment dans ce passage où vous supposez une conversation avec un de vos amis qui vous dit : « L'anarchie, c'est très bien ; mais ce qui m'inquiète, c'est la propagande par le fait, le terrorisme », vous répondez : « Qu'importe que l'ouragan renverse dans la forêt les chênes voraces, pourvu que la pluie bienfaisante ranime les herbes desséchées ! »
R. – Vous prenez une phrase isolée. Il faudrait lire toute la préface. D'ailleurs les chênes voraces renversés... c'est un peu comme ça que se sont faites toutes les révolutions, 93 par exemple. La Révolution de 93 a tué, elle aussi, malgré le grand amour de l'humanité qu'elle affichait. C'est l'histoire de tous les gouvernements. Tous ceux qui se sont installés y sont arrivés par la mort.

M. PAUL ADAM. – M. Paul Adam est le troisième témoin entendu. Voici que qu'il répond aux questions du président :

Je ne connais pas Jean Grave. Je le voix ici pour la première fois. Mais ce que je puis dire, c'est que je serais très glorieux d'avoir écrit son livre.

M. BERNARD LAZARE. – M. Bernard Lazare, le dernier témoin, n'est pas moins bref ni moins crâne :

Je connais, dit-il, jean Grave depuis quatre ans. Sa loyauté et sa probité sont très au-dessus de toute discussion. C'est un écrivain de très grand talent. Son livre est un des plus beaux que je connaisse.


LE RÉQUISITOIRE


La parole est donnée à M. Bulot, avocat général. Son réquisitoire dure deux heures dix minutes exactement. Il se compose d'un grand nombre de citations du livre de Jean Grave. Les citations ont donné à l'assistance l'impression d'un livre de doctrine, toujours vigoureux, souvent hardi jusqu'à l'outrance, mais gardant, malgré tout, la saveur d'une forte logique et d'une rare sincérité.

Le verdict du jury ayant été affirmatif, mais mitigé par des circonstances atténuantes, la cour a condamné Jean Grave au maximum de la peine applicable, c'est-à-dire à deux ans de prison et mille francs d'amende.


Messieurs les Jurés,


Quelques-uns d'entre vous ont siégé dans le procès de Léauthier ; ils contrôleront mes souvenirs.

Hier, à trois heures, M. l'avocat général disait : « Messieurs les jurés, Léauthier est un misérable ! Frappez-le sans pitié ! » Et il requérait contre Léauthier la peine de mort.

Aujourd'hui, à la même heure – après un jour de réflexion – M. l'avocat général a dit : « Messieurs les jurés, vous n'avez pas condamné Léauthier à la peine de mort ; comme vous avez bien fait ! Votre clémence est la justice ! »

Ce qui prouve que tout est relatif en ce monde – même les réquisitoires de MM. les avocats généraux !

J'imagine que les vingt-quatre heures qui vont suivre cette audience produiront sur le cerveau de M. l'avocat général le même effet que les vingt-quatre heures qui l'ont précédée.

Demain, si les affaires lui en laissent le loisir, si la recherche de belles périodes ambitieuses de quelque verdict impitoyable n'absorbe pas tout son esprit, il songera : « MM. les jurés n'ont pas écouté mes cruelles réquisitions contre M. Jean Grave ; comme ils ont bien fait ! Car, enfin, ce serait un remords éternel pour moi, un magistrat moderne, un homme très avancé (j'ai l'intention de vous faire un éloge, monsieur l'avocat général) que d'avoir déterminé un jury de notre époque à condamner un homme uniquement parce qu'il a pensé et parce que, ayant pensé, il a eu le courage d'écrire !... »

Messieurs les jurés, vous éviterez ce remords à M. l'avocat général. Vous acquitterez Jean Grave. Vous l'acquitterez par des rasions supérieures qui s'imposeront, je l'espère, à votre conscience et à votre bon sens.

C'est à votre cerveau que je parle ; c'est votre réflexion que la mienne sollicite.

Oubliez toutes les préoccupations étrangères au débat.

L'accusé d'aujourd'hui n'est pas un poignard, un revolver, une bombe.

L'accusé d'aujourd'hui est un livre. C'est une œuvre de l'esprit ; et comme je vous vois très calmes, très bienveillamment attentifs, je puis, au début même de mes observations, vous rappeler le mot de Joubert qui s'impose à la justice aussi bien qu'à la critique : « Il faut juger les choses de l'esprit avec l'esprit, et non avec la bile, le sang et les humeurs... »

Ce livre n'est pas le fantôme, l'apparence d'un livre. Ce n'est pas un délit embusqué sous la couverture d'un livre. C'est un livre véritable, pris au sérieux par tous les gens qui pensent et réfléchissent, un livre au sens doctrinal, au sens élevé du mot. Ses allures scientifiques, qui le dérobent au vulgaire, lui donnent plutôt un aspect un peu rébarbatif, et, sans doute, à l'heure actuelle, il reposerait doctement sur les rayons des librairies ou dans l'armoire des savants, si la loi affolée de décembre 1893, qui a les griffes longues, n'était allée, jusque dans le passé, l'agripper pour satisfaire son besoin de persécution.

Voici comment le juge un contemporain.

Ceci est un article de M. Clémenceau. On vient de me le passer à l'instant. Je lui emprunte quelques lignes qui formulent bien ma pensée.

M. Clémenceau n'est pas suspect d'anarchie ; il n'a pas d'intérêt à son triomphe ; car si l'anarchie triomphait, en même temps que les propriétaires, elle supprimerait les députés – ou ceux qui ont envie de le redevenir.

« La loi contre la presse, écrit M. Clémenceau, fonctionne à la grande satisfaction de M. Raynal. C'est maintenant le tour de M. Jean Grave, coupable d'avoir écrit un livre intitulé : La Société mourante et l'Anarchie.
 » Je ne connais pas M. Jean Grave. Je ne sais de lui que ce qu'en dit M. Octave Mirbeau, dans un article du Journal. C'est un ouvrier cordonnier dont l'âme s'est émue, sont l'esprit s'est ouvert au spectacle des misères et des déchéances humaines.
 » Le livre de M. Jean Grave a paru il y a plus d'un an. Personne n'y vit, alors, de matière à poursuites. Pendant toute une année, il s'est impunément étalé à la vitrine de tous nos libraires.
 » Survient l'épidémie de bombes. M. Raynal profite de l'affolement des députés pour leur faire voter, dans les transes, une loi de réaction politique qui ne peut arrêter le bras d'aucun jeteur de bombes, mais, qui, en haine d'une répression stupide, lancera peut-être un jour quelque détraqué dans une violence criminelle.
 » D'habitude, il est convenu que les lois n'ont pas d'effet rétroactif. M. Antonin Dubost ne s'arrête pas à ces misères. En écrivant son livre, il y a deux ans, M. Jean Grave aurait dû prévoir le règne de M. Casimir-Périer. Le livre est saisi. M. Jean Grave est arrêté. Il a déjà faut un mois de prison préventive pour délit de presse. Cela seul eût soulevé les protestations les plus violentes, quand il y avait un parti républicain.
 » Ce livre, je viens de le lire, et mon jugement sur l'écrivain ne diffère pas très sensiblement de celui de M. Mirbeau. La langue est simple, claire et forte tout à la fois. La puissance de critique est vraiment terrible. Que tous ceux qui vivent d'idées toutes faites, reçues de la foule, se gardent d'ouvrir un pareil livre. Il ne peut que les heurter violemment, sans faire jaillir en eux aucune lumière, faute d'éléments appropriés. Pour ceux, au contraire, qui pensent par eux-mêmes, qui ont des idées à eux – quelles qu'elles soient – qui ne craignent pas de soumettre à la critique la plus impitoyable, à la révision la plus radicale, leurs principes – tous leurs principes – leurs doctrines – toutes leurs doctrines – ce livre est bon, car il fait penser.
 » Douze braves gens vont être invités à se prononcer sur le cas de M. Jean Grave. Il est fort à craindre qu'ils n'aient pas lu son livre et ne le jugent que sur des extraits habilement choisis. avec un pareil procédé, il n'y a pas un livre de médecine qui ne pût être condamné pour outrages à la pudeur.
 » Or, c'est de la médecine sociale que l'auteur a prétendu faire. Je ne suis pas du tout pour sa thérapeutique. Mais, dans le siècle où nous sommes, il n'est pas une institution, pas une idée, qui ne doivent être en état d'affronter la critique. somme toute, la bousculade intellectuelle qui nous vient de M. Grave nous est salutaire, en ce qu'elle éprouve notre faculté de résistance et nous met dans le cas d'assurer nos jugements.
 » Si les jurés lisent d'un bout à l'autre le livre de M. Grave, il le blâmeront certainement. Mais ils se diront en même temps que la moindre réfutation sera d'un effet plus utile que des mois ou des années de prison. »

Je vous ai cité cet article, messieurs, parce qu'il résume à merveille le sentiment universel, l'impression des laborieux, des intellectuels, des lettrés, l'opinion dont M. Mirbeau, M. Bernard,, M. Paul Adam, vous ont apporté l'écho.

Oui, le livre de M. Grave est un véritable livre. Voilà pourquoi il passionne l'attention des lettrés. Voilà pourquoi il arracha une remarquable préface à M. Octave Mirbeau, l'écrivain suggestif et délicat, sont les feuilles du monde et du boulevard se disputent les tantôt mélancoliques, tantôt railleuses, toujours très savoureuses et très profondes réflexions.

Et pourtant, ce livre, M. l'avocat général réclame contre lui une répression impitoyable ! Il regrette de n'en pouvoir requérir une plus impitoyable encore ! Il veut le faire condamner à cinq ans de prison ! Et dans ce but, il a épuisé toutes les ressources de sa dangereuse tactique.

Pourquoi ?

Si je me place, non au point de vue anarchiste, au point de vue de mon client, mais au vôtre, messieurs les jurés, au point de vue bourgeois, ce livre, quel mal a-t-il donc fait ?

Quel mal aurait-il pu faire ?

Raisonnez un peu :

Ce livre a eu deux éditions.

Ne parlons pas de la première : elle est vieille de dix mois ; elle est donc plus de trois fois couverte par la prescription – ce qui, entre parenthèse, n'a pas empêché le parquet de la saisir, portant ainsi atteinte à la propriété de l'éditeur. Telles sont les pratiques d'aujourd'hui !...

Vous savez qu'en matière de presse la prescription est de trois mois.

À une époque où l'on prenait la peine et le temps de réfléchir, où les lois étaient le produit de la méditation et non le fruit de l'épouvante, un législateur remarquable énonçait, dans les termes qui suivent, les motifs rationnels de cette courte prescription:

« Il est – disait M. de Serre – il est dans la nature des crimes et délits commis avec publicité, et qui n'existent que par cette publicité même, d'être aussitôt aperçus et poursuivis par l'autorité et ses nombreux agents. Il est de la nature des effets de ces crimes et délits d'être rapprochés de leur cause. Elle serait tyrannique, la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l'auteur lui-même se serait proposé de produire dans l'origine ; lorsqu'enfin le long silence de l'autorité élève une présomption si forte contre la criminalité de la publication. »

Chaque mot de ces phrases porte, et chaque mot défend le livre de M. Grave.

Le parquet vous dit : « Ce livre est un explosif ; frappez-le comme une bombe ! » Comment ? Le parquet a été bien long à s'en apercevoir !... C'est au bout de dix mois qu'un écrit, d'abord inoffensif, devient un danger public ? Au début, c'était un livre : la durée le transforme en dynamite !... Que penserait M. de Serre de cette métamorphose, lui qui estimait sagement « qu'il est dans la nature des crimes de la parole d'être aussitôt aperçus et poursuivis, et qu'il est de la nature des effets de ces crimes d'être rapprochés de leur cause » ?

Le parquet se défend : « Nous ne poursuivons pas la première édition ! Nous poursuivons la seconde qui constitue un fait nouveau et donne ouverture à une action nouvelle ! »

Je pourrais répondre :

N'est-ce pas la première édition que vous cousez dans la couverture de la seconde ?

Je pourrais répondre encore, avec mon confrère Barbier, dont l'opinion fait autorité dans la matière : « L'absence de poursuite contre les précédentes éditions du même ouvrage a pour effet de permettre aux personnes poursuivies à l'occasion d'une édition nouvelle d'exciper de leur bonne foi. » Cela tombe sous les sens : votre silence est un imprimatur ; l'écrivain a de droit d'y trouver une sauvegarde.

Mais j'aime mieux répondre :

La seconde édition – la seule poursuivie, la seule qu'on puisse poursuivre – que lui reprochez-vous ? Qui donc a-t-elle excité ? qui donc a-t-elle provoqué ? Elle a été saisie avant d'être mise en vente ! Elle n'a donc pu conseiller, ni l'indiscipline au soldat, ni le meurtre au prolétaire, puisqu'elle n'a pénétré ni dans la caserne ni dans l'atelier.

Y eût-elle pénétré, que ni soldat, ni prolétaire n'eussent approfondi ces pages. Jamais, parmi ces dissertations arides, ils auraient eu le loisir et la patience de chercher la provocation. – j'ai mis huit jours à les comprendre – vous avouait M. l'avocat général. Et M. l'avocat général n'a mis que huit jours parce qu'il est un esprit de premier ordre ; moi qui ne suis qu'un esprit de second ordre, j'en ai mis quinze. Un caporal de pompiers en mettrait bien autant que moi ! Car si je suis moins fort que M. l'avocat général, je dois être plus fort qu'un caporal de pompiers !...

Mais, je le répète, l'édition a été saisie avant d'être offerte au lecteur, sauf 200 exemplaires affectés au service de la presse.

Mais, ces 200 exemplaires, s'ils ont provoqué quelqu'un n'ont provoqué que des journalistes. Or, rassurez-vous, messieurs les jurés : d'abord les journalistes n'ont guère le temps de lire les brochures qu'on leur envoie ; on leur en envoie trop ! Ensuite, les journalistes, s'ils provoquent parfois les autres, ne sont guère sensibles eux-mêmes à ce genre d'excitation ; ils sont blasés !...

Et pourtant, M. l'avocat général veut rendre ce livre responsable de toutes les bombes qui ont éclaté.

Il vous le présente comme la cause des récents attentats.

Discutons.

Si le livre est la cause de l'attentat, l'attentat reflétera la physionomie du livre. Or, le livre est logique ; l'attentat ne l'est pas : donc, entre l'attentat et le livre il n'existe rien de commun.

Si le livre inspirait l'attentat, l'attentat choisirait ses victimes : il frapperait au cœur de la société, il l'atteindrait dans ses gouvernants, ses exploiteurs, ses jouisseurs ; car, tels sont les personnages que le livre désigne et flétrit. Or l'attentat ne choisit pas ; l'attentat frappe au hasard ; l'attentat fait sauter une patronne d'hôtel borgne ou un humble garçon de café. Donc, le livre n'y est pour rien ; car le livre condamne ces inutiles hécatombes.

Jusqu'ici, un seul attentat fut logique : celui de Vaillant.

Le crime de Vaillant appartient à la catégorie des crimes politiques, comme celui de Fieschi, comme celui d'Orsini. Fieschi visait un roi ; Orsini un empereur ; Vaillant visait le Parlement, un empereur multiple, un roi à sept cent cinquante têtes.

Mais le livre de M. Grave a-t-il déterminé l'attentat de Vaillant ?

Vaillant vous a cité ses maîtres, les auteurs qui l'ont instruit. Il n'a pas cité M. Grave. M. Grave est un jeune, et l'on ne cite pas les jeunes ; on ne cite que les classiques.

Ces classiques, quels sont-ils ? Proudhon, Spencer, Rousseau, Voltaire !

Les voilà, les malfaiteurs que, pour être logiques, il vous faut asseoir sur ces bancs, monsieur l'avocat général !

Allons ! faites-les comparaître. Ceux qui sont morts ont leurs statues.

Citez-les, ces statues. Citez celle de Voltaire : son rire de bronze en dira plus long au jury que toute ma plaidoirie !...

Le livre de M. Grave a-t-il provoqué Léauthier ?

Léauthier a lu des brochures de M. Grave ; mais précisément, il n'a pas lu La société mourante et l'Anarchie !

D'ailleurs, Léauthier est facile à provoquer ! Parmi les brochures dont il faisait son régal quotidien figure l'Intransigeant – il l'a dit à l'instruction. Or, les journaux de M. Rochefort ne sont pas des journaux anarchistes ! Ce sont d'excellents journaux ! Je suis bien forcé de le croire, puisque M. Antonin Dubost, garde des sceaux et supérieur hiérarchique de M. l'avocat général, les a autrefois sauvés, tant il avait pour eux d'estime !... (Hilarité générale).

La provocation ! Elle est toute relative. Elle est toute subjective. Elle dépend du cerveau qui en est l'objet. Avec votre système, monsieur l'avocat général, il n'est pas une page de polémique, un article de combat qui ne puisse être envisagé comme une provocation ! Quand je dénonce les bandits de la Haute Banque, les scélérats de la finance qu'oublient vos réquisitoires, je provoque le peuple à les maudire, à les haïr ! Allons ! soyez logiques : arrachez-moi au banc de la défense ! Asseyez-moi au banc des accusés !...

La vérité, c'est que le livre n'est pas la cause de la bombe ; mais la bombe, comme le livre, sont l'un et l'autre, les produits d'une cause antérieure et supérieure ; et cette cause, c'est la désespérance, la grande maladie du siècle !

Votre Révolution avait promis le bonheur au prolétaire : le prolétaire fut victime d'une immense escroquerie : La bourgeoisie avait volé, lui promettant de partager avec lui le produit du vol ; la bourgeoisie ne tint pas sa parole : elle garda pour elle tout le fruit de ses rapines !

Non seulement elle ne donna rien au prolétaire, mais elle trouva le moyen de le dépouiller encore : elle tarit dans son âme la source des résignations.

Le prolétaire vit qu'à la noblesse vêtue de soie, qui jadis succéda elle-même à la noblesse vêtue de fer, avait succédé une troisième noblesse, plus impitoyable et plus oppressive encore que les deux autres : la noblesse cuirassée d'or !

En fait de pain et d'abri, cette troisième noblesse offrit Mazas au prolétaire !

Oui, notre société démocratique offrit le même toit aux pauvres et aux malfaiteurs !

À ses yeux, les deux plus grands crimes furent le défaut de logement et l'absence de porte-monnaie !... (Mouvement).

Alors, déçu, exaspéré, le prolétaire poussa un immense cri de douleur ! Et ce cri de douleur s'est répercuté dans toute notre littérature !

C'est Heine qui s'écrie :

« Elle est depuis longtemps jugée, condamnée, cette vieille société. Que justice se fasse ! Qu'il soit brisé, ce vieux monde... où l'innocence a péri, où l'égoïsme a prospéré, où l'homme a été exploité par l'homme ! Qu'ils soient détruits de fond en comble, ces sépulcres blanchis où résident le mensonge et l'iniquité ! »

C'est Lammenais qui maudit :

« Nous disons que votre société n'est pas même une société, qu'elle n'en est pas même l'ombre, mais un assemblage d'êtres qu'on ne sait comment nommer : administrés, manipulés, exploités au gré de vos caprices, un parc, un troupeau, un amas de bétail humain destiné par vous à assouvir vos convoitises. »

C'est Victor Hugo qui blasphème :

« Et quelle société que celle qui a, à ce point, pour base la disproportion et l'injustice ? Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins et d'envoyer pêle-mêle au plafond la nappe, le festin, et l'orgie, et l'ivresse, et l'ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont à deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre pattes dessous ; et de recracher tout au nez de Dieu et de jeter au ciel toute la terre ?
« ... C'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches. »

Non seulement le bonheur n'est pas venu, mais l'honneur s'est enfui.

Flaubert constate :

« Avec le développement de la production capitaliste, l'opinion publique européenne a dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se fait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l'accumulation du capital. »

Et le même Flaubert, froidement impitoyable, résume la situation du monde moderne en ces termes qui flétrissent, qui crachent à la face de la Société :

« Nous dansons, non pas sur un volcan, mais sur la planche d'une latrine qui m'a passablement pourrie. »

Qu'eût dit Flaubert aujourd'hui, après tant d'infamies, de corruptions, de turpitudes !

Quelles douleurs ce styliste eût trouvées sur sa palette pour peindre ce tableau de hontes et d'ignominies !...

Comme le dit M. Louis de Grammont, à chaque terme, la grande maladie sociale prend un caractère plus aigu.

De lugubres scènes s'ajoutent au drame du prolétariat. – Qui sera l'Homère effrayant de cette lamentable Iliade ?

Oui, Baudelaire a raison :

« Il est impossible, à quelque parti qu'on appartienne, de quelques préjugés qu'on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive, respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s'imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chef-d'œuvres ; dormant dans la vermine au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles, qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines, et qui jette un long regard de tristesse sous le soleil et l'ombre des grands parcs. »

Faut-il s'étonner si le cri de douleur se change en cri de révolte !

Faut-il s'étonner si le prolétaire, méconnu, bafoué par des suborneurs scélérats, s'écrie, comme le bandit de Schiller :

« Je veux vivre ; j'ai le droit de vivre, et la société me refuse ce droit. Eh bien ! formons une société nouvelle. Toutes les sociétés ont commencé par la violence ; les premières tribus humaines ont été des associations armées ; créons un monde et recommençons l'histoire : notre société de bandits sera plus juste que cette vieille société despotique où les plus nobles cœurs sont condamnées d'avance à mourir ! »

Les voilà, les provocateurs du livre et de la bombe ! Ce sont les penseurs, les philosophes, les poètes qui ont décrit, qui ont chanté les désespoirs de notre siècle ! Allons, soyez logique, monsieur l'avocat général ! Asseyez-les sur les bancs de la cour d'assises, car M. Jean Grave n'a fait que les répéter !...

Vous savez bien qu'il n'est pas le coupable, M. Jean Grave ! Vous savez bien que son livre n'a pas allumé l'incendie ! Mais ce gouvernement imite ses prédécesseurs. Il profite du crime pour assassiner l'Idée !

L'Idée, voilà l'éternelle ennemie des jouisseurs en place ! Les jouisseurs veulent rester : l'Idée, elle, veut marcher !

Un poignard frappe le duc de Berry : aussitôt la Restauration monte à la tribune et dit au Pays éploré : « Le poignard qui a frappé le duc de Berry, c'est une idée libérale ! »

Une bombe éclate : aussitôt la troisième République monte à la même tribune et crie au Pays affolé : « La bombe qui vient d'éclater, c'est une idée anarchiste ! »

Et au milieu des fumées de la bombe, qui remplacent, à notre époque, les éclairs du Sinaï, M. David Raynal fait voter une loi d'épouvante qui n'est autre chose que la résurrection du vieux délit d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement.

Seulement, on modifie un peu la formule : c'est le délit d'excitation à la haine et au mépris de la bourgeoisie !

Théophile Gauthier a raison :

« Qu'importe que ce soit un sabre ou un goupillon ou un parapluie qui nous gouverne ! – C'est toujours un bâton !... » (Rires).

Comme votre accusation est logique, monsieur l'avocat général ! Vous reprochez à M. Grave d'avoir provoqué au vol ! Qu'est donc ce nouveau délit ?

M. Grave a-t-il provoqué au pillage de votre maison ?

Non, n'est-ce pas ? Vous le proclamez incapable de songer au bien d'autrui !

Mais M. Grave et partisan du communisme : il veut abolir la propriété bourgeoise, il croit que la révolution prochaine aura pour mission de l'abolir ; c'est sa doctrine – fausse peut-être – mais enfin une doctrine dont il n'est pas le promoteur ; Proudhon et beaucoup d'autres l'inventèrent avant lui.

Voilà pourtant le délit dont l'accuse votre parole ! Rêver une société autre que celle où vous régnez, c'est provoquer au vol ! C'est être un criminel !

Mais alors, mettez Jean-Jacques Rousseau à côté de Jean Grave !

Cela vous peine, monsieur l'avocat général ? Jean-Jacques Rousseau est le père de la Révolution dont vous êtes le fils ; Jean-Jacques Rousseau est donc votre grand-père ; vous le voyez, je vous laisse en famille ; n'ayez crainte, je vous y laisserai tout le temps... (Hilarité).

Jean-Jacques Rousseau a écrit :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de de dire « Ceci est à moi », fut le vrai fondateur de la société civile ! Que de crimes, de misère et d'horreur eût épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant les fossés, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d'écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne. »

Ironie des choses ! Vous traduisez en cour d'assises l'homme qui, fidèle à vos principes, veut renverser les bornes posées par l'usurpateur que Jean-Jacques Rousseau flétrissait !...

Vous reprochez à M. Grave d'avoir dit que la révolution prochaine dévastera vos études d'avoués et de notaires, qu'elle brûlera tous les titres de la propriété bourgeoise : vous oubliez vos décrets jacobins, vous oubliez vos décrets du 18, du 19 juin, du 25 août, ordonnant de brûler sur la place publique les titres du monde détruit !

Vous oubliez le tombereau symbolique qui porta sur la place de Grève les chartes du régime vaincu, le feu de joie qu'elles alimentèrent et la ronde de la foule autour de ce feu de joie !

Vous oubliez – ce sont vos archives, vos documents officiels qui parlent – qu'en 1790, de sinistres jacqueries éclatèrent sur toute la surface du territoire, et que ces jacqueries étaient le fruit de provocations épouvantables, et que ces provocations venaient des députés du Tiers, particulièrement (voyez Taine, tome I, page 294, ou plutôt les pièces qu'ils copie), particulièrement des procureurs et des légistes, ces ancêtres des avoués et des notaires... (hilarité) ... lesquels écrivaient à leurs commettants des lettres incendiaires aussitôt affichées dans tous les villages !

Après cela, si vous êtes sincères, allez mettre Jean Grave en prison !

Pensez-vous sérieusement que cela vaille, je ne dis pas cinq ans, mais huit jours, mais un jour, mais une heure de cellule, d'avoir prédit que, si l'on fait aux bourgeois ce qu'ils ont fait aux prêtres et aux nobles, on emploiera contre eux les moyens qu'ils ont indiqués ?

On vous menace : défendez-vous ! On vous attaque : vengez-vous ! Oui, parlez de vengeance, mais ne parlez pas de justice ! Votre justice, à défaut d'un principe éternel, se réduit aux proportions modeste d'un instinct ! Oui, vous n'êtes que des instinctifs ! Allons ! Frappez, mais ne maudissez pas ! Vous avez droit à la vengeance, mais vous n'avez plus droit au Verbe !... (Mouvement prolongé).

Vous voulez faire donner à Jean Grave cinq ans de prison pour avoir médit de la Patrie et de l'Armée, pour avoir excité le soldat à l'indiscipline, pour avoir provoqué au meurtre d'un officier.

Ici encore, méfiez-vous de la méthode de M. L'avocat général : elle est plus meurtrière que la prose de Grave. Elle consiste toujours à fouiller les 300 pages du livre pour trouver les deux lignes qui, isolées, feront pendre leur homme. Elle consiste à vous présenter comme un système raisonné, comme un froid syllogisme, ce qui n'est, en réalité, que la chute fébrile d'une période qui termine un chapitre consacré à l'idée de Patrie.

La Patrie !

Certes, je ne suis pas suspect, messieurs les jurés. Je suis de ceux dont le cœur la vénère ; et, dans le domaine de la Pensée, par la parole et par la plume, j'ai essayé de la défendre contre ceux qui ne veulent plus, qui ne peuvent plus y croire.

Mais force m'est de reconnaître que des cerveaux plus grands que moi l'ont traitée de dangereuse chimère et de malfaisante utopie.

« Quand on songe – s'écrie Tolstoï – à tous les maux que j'ai vus et que j'ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l'amour de la Patrie. »

Et Victor Hugo prophétise :

« Au vingtième siècle, la guerre sera morte, l'échafaud sera mort, la frontière sera morte : l'homme vivra ! »

Je ne plaide pas cette cause, messieurs, je cite les grands hommes qui s'en firent les avocats.

La défendons-nous bien, la Patrie, contre les soupçons de la Pensée ? Au lieu de traquer les écrivains qui la critiquent, ne ferions-nous pas mieux de traquer les bandits qui la déshonorent ?

Est-ce Victor Hugo, est-ce Tolstoï, est-ce Jean Grave – si sa modestie me permet de le nommer après de si grands noms – qui, à l'heure actuelle, font courir les plus graves périls à l'idée de Patrie ?

Sous ce titre : Les Sans-Patrie ! mon éloquent confrère, M. le député Viviani écrivait hier un bel article.

Il dénonçait les hauts bandits de la Finance – ce sont ses propres termes – qui sont en train d'écouler sur le marché français les 100 millions de rentes italiennes qu'on n'a pu vendre ni à Rome ni à Berlin.

la Bourse est comme ces oiseaux de proie qui déshonorent tout ce qu'ils touchent. Elle a déshonoré la Propriété ; elle souille la Patrie !

Les voilà, les Sans-Patrie ! Les Sans-Patrie, qui transformeront les citoyens du monde entier en Sans-Culottes – au sens propre du terme, puisqu'au train dont vont les choses ils ne leur laisseront bientôt plus une paire de pantalons. (Mouvement).

Et M. Viviani ajoutait ces lignes, dont je lui laisse la responsabilité, mais que j'ai le droit de reproduire à titre de document, puisqu'il les a versés dans le domaine public :

« Le gouvernement laisse faire. Il traque les socialistes, les fait diffamer par sa presse, ose leur reprocher de ne pas aimer le pays. Seulement il protège les misérables qui dépouillent, exploitent, trahissent la Patrie ! On a voté des lois contre les associations de malfaiteurs. Quand est-ce qu'on va les appliquer ? »

Je ne plaide pas contre le gouvernement, messieurs les jurés ; je n'en ai cure.

Je ne plaide pas pour les socialistes ; ils ne m'en ont pas chargé.

Mais je dis à M. l'avocat général : nous sommes tous solidaires. Car, sous couleur de traquer l'Anarchie, vous traquez la Pensée humaine. Aujourd'hui, vous poursuivez Jean Grave comme anarchiste ; demain vous poursuivrez des socialistes, sous prétexte qu'ils confinent à l'anarchie ; après-demain, viendra le tour d'autres penseurs qui ne sont ni des socialistes, ni des anarchistes, mais que vous poursuivrez parce qu'ils sont des penseurs libres et que vous n'admettez pas les penseurs libres – vous autres, les libres-penseurs !

Vous êtes dans l'arbitraire, vous tomberez dans l'oppression, car l'arbitraire n'est pas une surface plane sur laquelle on s'arrête : l'arbitraire est une pente, et cette pente, on ne la remonte pas, on la descend, on la descend jusqu'à la tyrannie !

Et pour compléter votre fameuse loi du 11 décembre 1893, j'attends une jurisprudence qui nous donnera du malfaiteur la définition suivante : « Doit être emprisonné comme malfaiteur tout homme qui osera penser que tout n'est pas pour le mieux dans la meilleure des républiques. »

Eh bien ! vous pouvez m'emprisonner avec les autres, monsieur l'avocat général.

Sans épouser la doctrine, ni la théorie de personne – ce n'est pas mon affaire ici – je me permets de vous dire :

« Vous défendez la propriété : quand donc traquerez-vous les hauts bandits de la Finance ?

« Vous défendez la Patrie : quand donc traquerez-vous la pieuvre cosmopolite dont les hideux tentacules enlacent tous les peuples et leur sucent tout leur sang ? »

Je me permets de vous dire avec Viviani :

« Vous avez fait des lois contre les malfaiteurs, vous les appliquez aux anarchistes d'en bas : quand les appliquerez-vous aux anarchistes d'en haut ?

« Vous les appliquez aux anarchistes de la Pensée ; quand les appliquerez-vous aux anarchistes de la Bourse ?

« Vous les appliquez à ceux que vous accusez de faire sauter les édifices : quand les appliquerez-vous à ceux qui font sauter les consciences ? » (Bravos ! marques d'assentiment prolongées).

Ah ! certains bourgeois qui croient incarner la Patrie ont de drôles de manières de la défendre – la Patrie !

Et l'on s'étonne si la Patrie se discrédite, si les écrivains, les penseurs, tendent de plus en plus à la confondre avec l'État, c'est-à-dire avec cet assemblage de lois contingentes et d'artificielles conventions qui changent tous les siècles ou tous les demi-siècles, ne gardant que ce caractère commun d'opprimer toujours les faibles au profit de quelques gros messieurs qui, à notre époque, ne sont que gros, puisqu'ils n'ont même plus cette circonstance atténuante d'être grands !

On s'étonne si Jean Grave, qui se souvient de Tolstoï, ne voit dans la Patrie qu'une façade hypocrite pour masquer les égoïsmes de l'État bourgeois ?

On s'étonne s'il écrit :

« Ce fut l'idée géniale de la bourgeoisie de substituer l'autorité de la nation à celle du droit divin. »

Avant lui, un homme qu'on n'a pas encore, que je sache, inquiété pour sa propagande anarchiste, l'honorable M. Yves Guyot, avait émis la considération suivante :

« La foi en l'État est une transformation de l'idée religieuse. »

Que voulez-vous ? L'idée religieuse se transforme une fois de plus – et ce n'est pas fini, messieurs les gouvernants !

Vous avez tué le bon Dieu pour en faire hériter l'État. Les vôtres s'aperçoivent qu'on s'est moqué d'eux, et, à leur tout, ils envoient l'État rejoindre les vieilles lunes !

Ce n'est que le premier pas vers l'évolution nécessaire.

Plus ils iront, plus les peuples se détacheront de l'État.

Chamfort – l'ami de Mirabeau – un des soldats de la Révolution française, a écrit : « Un heureux instinct semble dire au peuple : Je suis en guerre avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec ceux que je viens de choisir moi-même. »

Le même Chamfort ajoutait : « En voyant les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs dont les plus dangereux sont les archers préposés à la garde des autres. »

Vous entendez bien que les archers, dans la pensée de Chamfort, ce sont les gendarmes, quel que soit l'uniforme dont la garde-robe nationale les ait affublés !

Thomas Payne, l'illustre Conventionnel, l'auteur des Droits de l'homme – encore un grand ancêtre, monsieur l'avocat général ! car, vous l'observez, je ne cite que des gens irréprochables, des Conventionnels, des Girondins, des Constituants, des Philosophes du dix-huitième siècle ! Je vous laisse en famille ; n'ayez crainte, vous y resterez tout le temps – Thomas Payne complétait ainsi la pensée de Chamfort :

« De mémoire humaine, le métier de gouvernant a toujours été monopolisé par les individus les plus ignorants et les plus canailles de l'humanité ! »

Vous voyez, messieurs les jurés, qu'on n'a pas attendu ni M. Élisée Reclus, ni M. Jean Grave, pour dire cela au peuple ! Voilà plus de cent ans qu'on a commencé à le lui dire, et voilà plus de cent ans qu'on le lui répète.

Le peuple en est convaincu. Il sait aujourd'hui que les politiciens de tous poils, qu'ils soient vêtus de blanc, de noir ou de rouge, lui chanteront la même antienne et ajouteront un nouveau chapitre au livre déjà si long des mensonges de l'humanité.

Il n'en veut plus. Il en est désabusé – pas plus de ceux-là que des autres, de tous, quel que soit leur nom. Ce qu'il abhorre, c'est la politique, cette science bourgeoise inventée pour servir de masque au Parlementarisme bourgeois.

Le malheur est que le discrédit dans lequel tombe l'État rejaillit forcément sur l'Armée.

En effet, l'Armée, en temps de paix, apparaît comme une sorte de gendarmerie gigantesque au service de l'État ; et plus l'État semble oppresseur, plus il couve de sourdes haines contre l'Armée, instrument de ses oppressions.

Ces mots ne sont pas de moi. Ils ne sont pas de M. Grave. Ils sont d'un poète exquis, du poète à la Tour d'Ivoire, de M. Alfred de Vigny :

« L'armée moderne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent comme honteuse d'elle-même et ne sait ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle veut. »

Ce terme honte accolé au mot Armée, je ne sais rien de plus terrible ni de plus sacrilège.

Toutes les indisciplines ne sont-elles pas contenues en germe là-dedans ?

Vous voulez faire donner cinq ans de prison à M. Grave parce que son livre, si les soldats l'avaient lu, aurait pu « les dissuader de se courber sous la discipline abrutissante » !

Poursuivrez-vous le prochaine édition des Souvenirs de jeunesse de M. Renan, dans lesquels il raconte qu'il n'aurait jamais pu se faire à la discipline militaire, et que, si on l'avait contraint d'être soldat, il aurait déserté ?

Ce passage est infiniment plus dangereux, je vous assure, que celui que flétrit votre acte d'accusation.

Car l'édition poursuivie n'a pu visiter la caserne ; vous savez qu'elle n'a visité que des journalistes.

Tandis que, à la caserne, on trouve quelquefois des livres de Renan ; et le soldat qui tombe sur les lignes relevées, le soldat auquel on a donné huit jours de prison qu'il ne méritait pas et qui est mécontent de son capitaine, le soldat songera :

« Tiens ! mais M. Renan, c'est une gloire de l'humanité ! M. le ministre l'a dit en inaugurant son dernier buste ! Si une gloire de l'humanité affirme qu'elle n'aurait pu se faire à la discipline et aurait déserté pour s'y soustraire, pourquoi n'imiterais-je cette gloire ? »

Le syllogisme est des mieux construits, et il peut bien produire la propagande par le fait, car un soldat déserte plus facilement qu'il ne crève le ventre à son capitaine.

Est-ce que M. Jean Grave l'a jamais dit à un soldat, de crever le ventre à son capitaine ?

Il dit, ce qui est exact, que lui crever le ventre ou lui envoyer une gifle, cela revient absolument au même, puisque, s'il lui crève le ventre, il sera condamné à mort, et que, s'il lui envoie une gifle, il le sera également, aux termes du Code militaire qu'à peu près unanimement nous trouvons un peu excessif.

Mais finissons-en une fois pour toutes avec cette inique méthode qui consiste à isoler deux lignes d'un livre tout entier, à présenter comme la dominante d'un ouvrage ce qui n'est que la conclusion fébrile d'une période en chaleur.

Si vous voulez trouver une provocation au meurtre des soldats de l'armée française, ce n'est pas dans Jean Grave qu'il la faut chercher : c'est plus loin et plus haut.

Écoutez cette page ; Victor Hugo s'adresse aux Belges :

« Peuples ! Il n'y a qu'un peuple ! Si Bonaparte arrive, si Bonaparte vous envahit, traînant à sa suite... cette armée... ces régiments dont il a fait des hordes... ces prétoriens... ces janissaires... qui auraient pu être des héros et dont il a fait des brigands ; s'il arrive à vos frontières, courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues, prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines : faites cela ! »

Ces hordes, ces janissaires, ces brigands, c'était l'armée française !... (Longue sensation).

Car si l'armée française n'est respectable que sous la République, comme les trois quarts du siècle nous fûmes en monarchie, on a pu, trois ans sur quatre, mépriser l'armée française !

Eh bien ! je vous le demande, si la haine politique, la haine de parti a pu, chez un grand homme, s'égarer au point de crier à l'étranger : « Assassine l'armée française ! », quoi d'étonnant que les indignations sociales d'un jeune polémiste lui aient soufflé quelques lignes ardentes qui sont de bien pâles choses à côté de la provocation épouvantable sortie des lèvres du grand Victor Hugo !

Vous avez pardonné à Victor Hugo. Vous l'avez mis au Panthéon et vous l'y avez fait conduire par ces soldats de l'armée française que jadis il avait traités de hordes et de brigands !

Et vous voulez condamner Grave à cinq ans de prison pour sauver l'honneur de l'Armée !...

O logique de votre justice !

Vous voulez aussi condamner Grave à cinq ans de prison parce qu'à la fin d'un chapitre où il retrace la barbarie de certains patrons qui abusent de la machine humaine, qui ont un caillou dans le cœur et des écus à la place d'entrailles, il songe que, si les martyrs d'une exploitation sans vergogne tuaient un de ces patrons, peut-être que la leçon servirait d'exemple aux autres !

Cette indignation du penseur, vous la taxez d'apologie !

Mais pourquoi ne pas poursuivre tant d'autres indignations ?

Écoutez ces lignes, monsieur l'avocat général. Je les emprunte à un journal qui n'est pas La Révolte ; c'est le journal de M. de Goncourt.

Le 13 janvier 1871, il s'étonne que la population meure de faim, reste impassible, quand des boulangers – il en cite un : je ne le nomme pas – offrent aux riches du pain blanc et des croissants, lorsque des marchands leur procurent du gibier et de la volaille. Son étonnement s'irrite, s'exaspère et s'écrie à la fin :

« Quand je lisais dans le journal de Marat les dénonciations furibondes de l'Orateur du Peuple contre la classe des épiciers, je croyais à de l'exagération maniaque. Aujourd'hui, je m'aperçois que Marat était dans le vrai. Pour ma part, je ne verrais aucun mal à ce qu'on accrochât à la devanture de leur boutique deux ou trois de ces égorgeurs sournois...
« Peut-être quelques assassinats intelligemment choisis sont, dans les temps révolutionnaires, le seul moyen pratique de retenir la hausse dans les limites raisonnables. »

Elle est jolie la provocation ! Elle est jolie, l'apologie !

Et quand le même de Goncourt, songeant à tous ces oisifs qui vivent des sueurs du peuple, s'écrie :

« Ce serait un grand débarras de la bêtise chic et de l'imbécillité élégante qu'une machine infernale qui, par un beau jour, tuerait tout le Paris faisant, de quatre à six heures, le tour du lac du bois de Boulogne !... »

Oui ou non, provoque-t-il à l'assassinat ?

Quand c'est du de Goncourt, vous souriez : c'est de la littérature !

Quand c'est du Grave, vous frémissez : c'est de l'anarchie !

Eh bien ! moi, je vous dis : j'ignore ce que c'est ; mais ce que vous faites, vous, ce n'est pas de la justice !

Allons ! soyez francs ! Déchirez le voile !

Ce ne sont ni les excès, ni les excitations d'un pensée que vous traduisez en cour d'assises : c'est la Pensée elle-même.

Ce n'est point parce que M. Grave a écrit des paroles imprudentes ou criminelles que M. L'avocat général vous le défère. C'est parce que M. Grave a formulé une théorie scientifique qui est en contradiction avec celle de M. l'avocat général. Ou si vous préférez, le crime de M. Grave consiste en l'expression même de sa théorie.

Ce n'est pas un homme qu'on veut emprisonner : c'est une idée.

On demande au Jury moderne de condamner un système politique, comme, au siècle de Louis XIV, on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de condamner un traité sur la grâce ou la transsubstantiation.

Ma comparaison vous déplaît ? Je la change :

On demande au Jury moderne de condamner un système qui se prétend celui de l'avenir, comme on eût demandé au Parlement ou à la Sorbonne de condamner qui, deux siècles trop tôt, eût exposé les principes de la société moderne.

M. l'avocat général vous dit :

La théorie que j'accuse, si elle était réalisée, supprimerait la bourgeoisie !

Absolument comme le système bourgeois a, par sa réalisation, fait disparaître la noblesse...

Chaque fois qu'on met une chose à la place d'une autre, on est obligé d'enlever la première pour y mettre la seconde.

L'ancien Parlement eût sans doute condamné les principes de la société moderne.

Pouvez-vous emprisonner les principes qui se donnent comme ceux de la société future ?

Je vous dis : non !

Pourquoi ?

Parce qu'en condamnant, l'ancien Parlement fût resté logique avec lui-même : c'était un pouvoir de droit divin.

Au lieu qu'en condamnant, vous vous infligeriez un démenti à vous-mêmes : vous êtes un pouvoir de libre examen.

Vous êtes les fils d'une Révolution qui s'est faite précisément pour rendre impossible la chose qu'on vous sollicite de faire aujourd'hui.

Vous pouvez condamner un homme ; vous pouvez condamner un crime : vous ne pouvez condamner une idée.

Vous ne pouvez que la discuter et la réfuter, si c'est possible.

Rassurez-vous, messieurs les jurés, et ne vous faites pas un monstre de l'idée de M. Grave. Cette idée n'est pas le champignon dont vous parlait tout à l'heure M. L'avocat général, et qui serait éclos, sans racine, dans un délire fin-de-siècle. Elle n'est pas récente. Elle est vieille de deux cents ans. Non seulement M. Grave n'a pas enrichi par ses bombes le martyrologe bourgeois, mais il n'a même pas enrichi par son livre le répertoire intellectuel de l'humanité.

Quelle est donc l'idée de M. Grave ?

Elle se résume en deux propositions :

1° Si l'homme est mauvais, la faute en est imputable à l'outillage social. Détruisons cet outillage : l'homme deviendra bon ;

2° Pour prévenir le retour de l'outillage social, il faut arriver à l'élimination complète du principe d'autorité.

L'élimination complète du principe d'autorité et des institutions, des pouvoirs qui le manifestent : voilà le moyen et la fin de l'anarchie scientifique dont le but est la réalisation du bonheur commun par la suppression de la concurrence et l'harmonie des intérêts.

Je ne discute pas. Je ne réfute pas : j'expose.

Est-ce nouveau, cela ?

Prenez Rabelais et lisez la description de l'abbaye de Thélème :

Plus de gouvernement, plus de contrainte, l'individualisme substitué partout à la collectivité ; et au-dessus de la porte, pour principe, la loi unique : Fais ce que veulx – c'est-à-dire : Fais ce que dois, puisque, par hypothèse, l'homme étant devenu bon, son vouloir désormais se confond avec le devoir.

Ouvrez Voltaire : son héros Candide visite l'Eldorado, l'Éden rêvé par l'esprit du philosophe. C'est comme l'abbaye de Thélème : pas de lois, pas de contrainte ; l'harmonie, le bonheur partout.

« Candide demanda à voir la cour de justice, le Parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point et qu'on ne plaidait jamais : il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. »

Proudhon, dans les temps modernes, précise cet idéal, l'arrache au pays des rêves, le fixe dans celui des idées positives.

Ouvrez l'Encyclopédie générale de M. Ranc au mot Anarchie.

M. Ranc rappelle d'abord la théorie formulée ainsi par Condorcet :

« Le premier terme de la série gouvernementale étant l'absolutisme, le terme final, fatidique, est l'anarchie. »

Et cette autre de Proudhon :

« L'anarchie, telle est la forme dont nous approchons tous les jours, et qu'une habitude invétérée d'esprit nous fait regarder comme le comble du désordre et l'expression du chaos. »

M. Ranc approuve ces deux propositions et affirme à son tour que :

« Le but de la Révolution, c'est la suppression même de l'autorité, c'est-à-dire du gouvernement. »

Et il donne, à son tour, cette définition de l'anarchie :

« L'élimination de l'autorité dans ses trois aspects politiques, social, religieux ; la dissolution du gouvernement dans l'organisme naturel. »

Et il ajoute ces lignes que je livre à vos méditations :

« Pour les oisifs, pour les exploiteurs, pour les privilégiés, pour les jouisseurs, toute idée de justice est une idée de désordre, toute tentative contre les privilèges est une manifestation anarchique. La pensée seule de se soustraire à l'exploitation est une pensée coupable. Les oisifs, les privilégiés, veulent jouir en paix. »

Et il conclut :

« Liberté et ordre sont deux termes corrélatifs qui se résolvent dans un troisième terme plus général, celui d'anarchie, tel que l'a défini Proudhon, c'est-à-dire dans l'élimination radicale du principe d'autorité. »

Voilà la théorie.

– C'est une maladie morale ! – s'écrie M. l'avocat général.

Ah ! quand une idée nouvelle surgit dans le monde, ne vous hâtez pas de crier : c'est une maladie morale !

Il en est trop souvent des maladies morales comme des sciences dites occultes !

Qu'est-ce que la science occulte ? C'est la science inconnue. Dès que la science inconnue devient la science connue, elle cesse d'être occulte pour devenir officielle.

Jadis, notre chimie s'appelait l'Alchimie, et l'on brûlait les alchimistes. Aujourd'hui l'Alchimie est devenue notre chimie, et l'on décore les chimistes.

Il en est de la sociologie comme de toutes les sciences.

Toute idée qui n'est pas consacrée, vulgarisée, tombée dans le bagage de nos opinions courantes, qui choque nos habitudes et notre éducation, nous semble un monstre. Nous la traitons facilement de maladie morale, et nous avons vite fait de répondre à qui nous l'expose : « Vous êtes un détraqué ! »

Si l'on avait dit à un vieux sénateur romain : « L'esclavage est une honte, il faut abolir l'esclavage ! », le vieux sénateur romain aurait riposté :

« Détruire l'esclavage ? Vous n'êtes qu'un anarchiste ! L'esclavage ! mais c'est la base de la société ! C'est la base de toute société ! Point de société sans esclavage !... » Et, la main sur le digeste, le vieux sénateur aurait défendu l'esclavage, absolument comme aujourd'hui, la main sur ses codes, M. l'avocat général défend le capital.

Pas une des institutions aujourd'hui défendues par M. l'avocat général qui n'ai été jadis flétrie comme une maladie morale.

Si l'on avait prédit à un ancien la société du moyen-âge, il aurait répondu : « Vous êtes un malade ! »

Si l'on avait prédit à un féodal la société moderne, il aurait répondu : « Vous êtes un malade ! »

Saint Grégoire de Nysse, l'immortel penseur du IVè siècle – Grégoire de Nysse fut canonisé, et il a été cité par la Révolte : à ce double titre, il ne doit guère être sympathique à M. l'avocat général ; n'importe, je lui emprunte quelques mots – Saint Grégoire de Nysse a écrit ces lignes : « Celui qui nommerait col ou parricide l'inique invention de l'intérêt ne serait pas très éloigné de la vérité. Qu'importe, en effet, que vous vous rendiez maître du bien d'autrui en escaladant les murs ou en tuant les passants, ou que vous acquériez ce qui ne vous appartient pas par l'effet impitoyable du prêt?... »

Si l'on avait fait à Saint Grégoire la prophétie suivante :

« Un jour viendra où ce que tu traites de vol et d'assassinat deviendra la loi du monde, et où un avocat général traduira en cour d'assises les écrivains qui partagent ton avis. La société tout entière sera fondée sur l'usure. On bâtira un temple qu'on appellera la Bourse. Ce temple remplacera tes cathédrales, comme les cathédrales ont remplacé le temple de Vénus ou de Jupiter. Les desservants de ce temple nouveau se nommeront Lévy, Arton, Reinach, Hugo Oberndœffer. Ils escroqueront tout l'or qui leur assurera la toute-puissance. Ils achèteront tout ce qui achetable, et même quelques-unes des choses qui ne le sont pas. Et de vaines révoltes contre leur effroyable empire ne serviront qu'à rendre plus manifeste sa terrifiante solidarité !... »

Si l'on avait prophétisé cela à Saint Grégoire, Saint Grégoire qui, lui, croyait en Dieu, eût joint les mains et se fût écrié : « Seigneur, préservez-nous d'une pareille maladie morale ! »

La maladie a fait son œuvre. De temps à autre, pour affirmer son méchant virus, elle fait éclore des Panamas – ces accidents tertiaires d'un corps social qui se décompose et s'effondre ; et chaque jour grandit le chancre qui, bientôt, nous pourrira tous ! (Vive émotion).

Ah ! ne vous pressez pas de dire : ceci est une maladie morale !

Ceci, bon ou mauvais, ceci, c'est la Pensée humaine.

Ne mettez pas la Pensée en prison.

Toujours elle s'échappe.

Ne cherchez pas à tuer la Pensée : elle ressuscite toujours !

Voyez ! On l'a pendue à tous les gibets, on l'a clouée à tous les piloris : elle a éclairé tous les gibets de ses rayons, elle a illuminé tous les piloris du feu de ses auréoles !

On l'a décapitée, brûlée, torturée, crucifiée ! Dans des enceintes très semblables à la nôtre, des magistrats, vêtus des mêmes pourpres et coiffés des mêmes bonnets que M. L'avocat général, l'ont écrasée sous les mêmes foudres sociales, en des périodes meurtrières bercées par les mêmes inflexions de voix, rythmées par les mêmes balancements de gestes, car, au milieu des évolutions, des révolutions, des cataclysmes, quand tout change et quand tout craque, l'immobile justice humaine, cette éternelle victorieuse de la veille qui est toujours la vaincue du lendemain, garde le même geste et la même physionomie !

Pour la Pensée, la conciergerie est l'antichambre du Panthéon !

Et les magistrats ne peuvent plus sortir sans croiser la statue d'une de leurs victimes !

On croyait étouffer la Pensée  : la Pensée est rayonnante !

Chaque jour, au coin des carrefours, sur les places publiques, les Étienne Dolet, couronnés d'immortelles, sourient aux clartés matinales qui saluent le réveil de Paris ?

Que la Pensée suive sa route, messieurs, ne l'arrêtez pas !

Qu'êtes-vous donc pour barrer son chemin ? La Pensée ! elle est l'univers ! Vous, vous n'êtes que des atomes !

Dites-vous bien que, quoi qu'on lui fasse, qu'on l'outrage ou qu'on la salue, la Pensée reste la Pensée – la Pensée qui raisonne et qui croit, qui espère et qui rêve – un rêve peut-être dangereux, peut-être irréalisable, mais enfin un rêve sacré par cela seul qu'il est le rêve !

Fils d'une société issue des révoltes du rêve, laissez rêver tout à sa guise le cerveau de l'humanité !

Défendez-vous ; ne persécutez pas !

Messieurs, c'est mon dernier cri, je vous l'envoie du fonds de la poitrine, avec toutes les énergies de ma foi et de ma jeunesse : Jurés de la fin de ce siècle, ne soyez pas persécuteurs !... (Applaudissements).





Le Procès des Trente


Cour d'assises de la Seine
Audiences des 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 ,13, 14 août 1894.

Ce fut le procès des hommes qu'on a nommés les Intellectuels de l'anarchie doctrinale, par antithèse avec les Propagandistes par le fait.

Les événements générateurs de ce grand drame judiciaire ont trop ému l'opinion pour n'être pas restés gravés dans toutes les mémoires.

On se rappelle en quelles terribles circonstances fut hâtivement votée et promulguée la fameuse loi du 19 décembre 1893 relative aux associations de malfaiteurs.

En même temps qu'on votait la loi, on ouvrait une instruction confiée à M. le juge Meyer.

Le 10 juillet 1894, un arrêt de la chambre des mises en accusation renvoya devant la cour d'assises de la Seine les trente accusés désormais célèbres sous ce seul nom : Les Trente, comme coupable de :

S'être, depuis le 19 décembre 1893, à Paris, affiliés à une association formée dans le bu de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, ou d'avoir participé à une entente établie dans le même but.

Parmi les Trente, cinq ne comparurent pint. C'étaient : Paul Reclus (le neveu de l'illustre savant Élysée Reclus), Cohen (le traducteur d'Âmes solitaires, la pièce de Hapman), Duprat, Martin et Pouget. Depuis, la cour, jugeant par contumace, c'est-à-dire sans l'assistance du jury, a, par arrêt du 31 octobre 1894, condamné chacun d'eux au maximum de la peine, soit vint ans de travaux forcés.

Les vingt-cinq accusés présents et déférés au verdict du jury étaient : Jean Grave, Sébastien Faure, Chatel, Ledot, Matha, Agnéli, Bastard, Paul Bernard, Brunet, Billon, Soubrier, Daressy, Tramcourt, chambon, Malmaret, Fénéon, Chéricolli, Ortiz, Bertani, Liégeois, la veuve Milanaccio, la fille Cazal, la femme Chéricolli, la veuve Belloti et Louis Belloti.

Outre le crime politique relevé contre eux, Ortiz et sa bande avaient à répondre de divers délits de droit commun, et, de ces chefs, ils furent condamnés par le Jury.

Mais le verdict, négatif sur toutes les questions relatives à l'association prétendue, acquitta les écrivains, les orateurs – les Intellectuels, pour reprendre le mot consacré.

En tête de ces derniers comparaissait Jean Grave, le principal rédacteur d journal La Révolte, le moderne théoricien de l'anarchisme scientifique, dont, aux yeux de l'accusation, les livres et les écrits avaient organisé la secte et créé l'entente poursuivie.

À côté de Jean Grave s'asseyait Sébastien Faure, le brillant apôtre du nouveau système, l'infatigable orateur de réunions publiques, défendu par Me Desplas. (La plaidoirie de Me Desplas a paru in extenso dans le numéro de la Libre Parole du 12 août 1894).

ensuite, les mieux désignés à l'attention publique comme à l'effet du réquisitoire étaient : Chatel, le directeur de la Revue Libertaire, l'esthète audacieux, Fénéon, employé au ministère de la guerre, le critique aigu, comme l'a appelé M. Stéphane Mallarmé.
M. l'avocat général Bulot occupait le siège du ministère public.

Voici le passage de l'acte d'accusation concernant Jean Grave :

Parmi les organisateurs du parti figurent, au premier rang, Jean Grave, Sébastien Faure et Paul Reclus.
C'est Jean Grave qui, le premier, dans une brochue parue en 1893, a exposé le plan de la doctrine anarchiste : – « La propagande ouverte, y lit-on, doit servir de plastron à la prppagande par les actes, secrète celle-là ; elle doit lui fournir les moyens d'action qui sont les hommes, l'argent et les relations... et mettre en lumière les actes accomplis. »
Plus tard, directeur du journal La Révolte, il a exalté les crimes des anarchistes, faisant l'éloge des voleurs Schouppe, Pini et Duval, et ouvrant une souscription qui, centralisée par Paul Reclus, n'avait qu'un objet : alimenter l'anarchie. – En 1894, il a fait paraître une seconde brochure intitulée : La société mourante et l'Anarchie. – Il y fait appel aux pire violences pour fonder l'ordre de choses anarchique. – Dans le journal La Révolte, parès le 19 décembre 1893, il continuait à fournir aux affiliés les moyens de correspondre entre eux par la voie de son journal, provoquant en leur faveur des souscrptions, et ne négligeant aucun moyen de maintenir une entente constante entre eux et lui.

C'est à l'audience du 9 août 1894, que Me de Saint-Auban a prononcé pour Jean Grave la plaidoirie si-après reproduite :


Messieurs les jurés,


Dispensez-moi de tout exorde : j'ai hâte de m'expliquer !

Je ne vous apporte ni opinions personnelles, ni phrases convenues, ni discussions de théorie, de doctrine, de politique. Dieu me garde de m'exposer au reproche d'avoir, à l'occasion du second procès de Jean Grave, tenté de faire un pot-pourri économique et social ! D'ailleurs – c'est une réflexion critique – en matière de pot-pourri, je n'imiterais jamais la souplesse de M. l'avocat général. (Sourires).

Hier, requérant contre Jean Grave, M. l'avocat général a tenté un effort suprême pour corriger les impuissances de l'instruction et des débats :

De l'instruction, qui, non seulement n'a pas fait contre Jean Grave une preuve impossible, mais n'a pu rapporter une lettre, un témoignage ou un indice, si faible et fragile fût-il !

Des débats, où la personnalité de Jean Grave s'est tellement évanouie, que, après ces deux audiences, vous eussiez oublié jusqu'à son nom, si, plaidant un procès intenté en 1894, au nom d'une loi promulguée en 1893, M. l'avocat général n'avait pas eu la chance de découvrir une brochure de 1883 – une brochure bien vieille, messieurs les jurés, trente ou quarante fois prescrite ! Mais il est vrai, paraît-il, des brochures anarchistes comme du vin : elles se bonifient en vieillissant (Hilarité).

Que vous avez été heureux, monsieur l'avocat général, de la trouver, cette brochure ! que vous l'avez bien lue ! Vous l'avez distillée !...

Vous êtes un merveilleux impressionniste ! Vous avez eu tort de railler les tendances esthétiques de l'accusé Chatel : vous parlez une autre langue, vous visez un autre but, mais vraiment vous partagez son goût pour l'impressionnisme ! Pour employer son mot qui est devenu le vôtre, vous n'embrouillardez pas vos réquisitoires. Oh ! non, ils demeurent très clairs ! Mais vous avez embrouillardé ce procès !... (Hilarité générale)

Non seulement vous avez remplacé les démonstrations par la lecture de la fameuse brochure – ce qui risquait d'égarer le jury, mais vous avez, pour le troubler, évoqué de sanglants fantômes : Ravachol, Vaillant, Émile Henry, Caserio ! Et, comme s'ils ne vous suffisaient pas, ces spectres décapités, vous êtes allé en Espagne chercher un spectre fusillé : vous aves traîné ici l'ombre funèbre de Pallas !

Et, pour compléter la mise en scène, vous faites comparaître Jean Grave, le penseur, – un penseur critiquable, peut-être, mais n'importe, un penseur, messieurs ! – dans un incroyable décor, un décor des Brigands d'Offenbach, à côté d'un voleur, Ortiz !...

Décor bizarre !

Une escopette ! Deux longues canardières qui ont dû être maniées par Fra Diavolo ! Détail plein de couleur locale !... N'y a-t-il pas quelques Italiennes dans le fond du paysage ?... (Hilarité).

Une belle couverture en soie bleue ! De l'argenterie, des bibelots, de la vaisselle à foison ! une bicyclette ! sans que je puisse deviner quelle peut bien être sa signification symbolique au procès !... (Rires). Pour saupoudrer le tout, quelques petits explosifs afin de permettre à la chimique éloquence de l'expert Girard de détonner officiellement en cour s'assises, et un peu de fulmi-coton – ce qui était très dangereux, monsieur l'avocat général, car la chaleur de votre éloquence aurait pu la faire éclater ! (Hilarité).

Vraiment, si un de ces Anglais qui, l'été, viennent se rafraîchir à Paris, entrait aujourd'hui au Palais, il dirait à sa femme : « Tiens, on juge une troupe de cambrioleurs, et – montrant Jean grave – voilà sans doute leur chef !... » (Hilarité).

M. l'avocat général n'a rien négligé pour impresisonner le jury ; il a exhibé, au bon moment, un instrument extraordinaire : celui dont, paraît-il, usent les voleurs anarchistes pour fracturer les portes des bourgeois ! Les voleurs non anarchistes n'emploient pas de pareils instruments : M. l'avocat général l'affirme !... Aujourd'hui, M. l'avocat général, qui défend la société, n'en veut qu'aux voleurs anarchistes ! Quant aux voleurs non anarchistes, la société n'a rien à en craindre: ils font partie de la société !... (Hilarité générale).

Revenons un peu à Jean Grave. De lui, de son caractère, je parlerai brièvement.

Pas une de mes phrases qui n'aille droit au but. S'il est vrai qu'une défense doive s'inspirer de l'accusé et tâcher d'en refléter la physionomie intime pour la révéler aux juges, la mienne aura pour marques la franchise et la netteté. Jean Grave n'est pas l'orateur brillant ; Jean Grave est le chercheur austère ; tout ce qui brillerait sans prouver le dépeindrait mal. La procédure le qualifie d'homme de lettres d'un réel mérite, je remercie la procédure ; mais le vrai mot qui lui convienne est celui de laborieux. Ses livres, que défend une aridité doctrinale, ne sollicitent guère la passion facile des masses ; ils ne parlent qu'aux intellectuels ; et, seuls, les intellectuels ont le courage de les lire et la force de les approfondir.

Un autre mot convient à Jean Grave : c'est un honnête homme. S'il y a des péchés dans sa vie, tous ses péchés sont des écrits. Si c'est un récidiviste, c'est un récidiviste de la pensée humaine. Qu'ils sont rares les penseurs dont la pensée reste inflexible et ne connaît pas la tristesse des lâches variations ! Rassurez-vous, Jean Grave ! Quelles que soient vos théories, comme elles sont franches, sincères, rien n'atteint votre dignité ! Rassurez-vous : il n'y a pas ici que le cri du réquisitoire ! Vos amis se souviennent de vous ! et les loyales mains qui se mirent dans la vôtre continueront de la presser !

La couleur du philosophe déteint-elle sur l'homme privé ?

On peut rêver d'une société autre que celle où l'on vit, on peut espérer un avenir, comme disait La Bruyère, et n'être pas un malfaiteur !

Proudhon, qu'un journal qui n'est guère suspect d'anarchie, le journal Le Temps, qualifiait tout récemment de « penseur immortel » ; Proudhon, le maître et le promoteur de que M. le ministre Dupuy appelait, l'autre jour, à la tribune « l'anarchisme scientifique et philosophique » ; Proudhon qui, de l'anarchisme, a dégagé les principes et précisé les théories ; Proudhon a formulé ce jugement terrible, qui en dit plus que toute la Révolte : « La propriété, c'est le vol ! »

Si pourtant vous aviez perdu votre porte-monnaie, et que Proudhon l'eût trouvé sur sa route, il eût recherché votre adresse pour vous le rapporter. M. Guesde, le collectiviste, partisan du retour à la masse, et du retour violent des biens des particuliers, n'en ferait ni plus ni moins que Proudhon l'anarchiste ; et Jean Grave, le communiste, imiterait M. Guesde, le collectiviste parlementaire.

Au surplus, pourquoi s'attarder ? La probité de Jean Grave – ce malfaiteur ! – est incontestable. Tout son passé l'atteste. Dans le premier procès, M. le président l'a dit, et vous-même, monsieur l'avocat général, l'avez reconnu ; il n'y a pas jusqu'au rapport de police qui n'ait dû joindre à ces attestations si hautes son pâle certificat. Il confesse que Jean Grave n'a jamais été l'objet d'aucune remarque défavorable. Et pourtant, dans un tel procès, lorsqu'il s'agit de Jean Grave, Dieu sait si l'on a dû se tournebouler l'entendement afin d'en trouver, des remarques défavorables ! Pour obtenir cet hommage incolore, il faut avoir été un homme toujours rudement vertueux !...

J'aurais pu citer vingt témoins qui seraient venus proclamer la haute honorabilité de l'homme.

Vous avez entendu la franche et noble parole de M. Frantz Jourdain ?

Voici la lettre curieuse de M. le docteur Manouvrier, l'éminent anthopologiste, le très distingué professeur de l'École de médecine. Elle va vous réveler le cerveau de Jean Grave. N'est-ce pas son cerveau, sa pensée qu'on accuse ? C'est son cerveau que je défends.

Voici que que je puis dire en faveur de Jean Grave.

Je l'ai connu en 1891, à l'occasion d'un article de la Révolte où j'étais pris à partie un peu vertement au sujet du droit de punir que j'avais affirmé dans mon cours comme résultant de la nécessité de punir. Je sus, par l'intermédiaire de M. Élie Reclus, que l'auteur de cet article était M. Jean Grave, alors détenu à sainte-Pélagie.

Celui-ci m'écrivit une lettre fort courtoise et me proposa d'aller le voir à la prison.

Je m'y rendis et n'eus pas de peine à être convaincu, dès l'abord, de sa parfaite bonne foi. Notre discussion ayant été interrompue par d'autres visiteurs, je retournai une fois ou deux à Sainte-Pélagie pour la continuer.

Depuis cette époque, M. Grave m'a fait l'honneur d'assiter très assidûment à mon cours et de s'y intéresser, m'adressant de temps en temps, soit verbalement à l'issue des leçons, soit par écrit, des objections auxquelles je répondais. J'ai pu constater ainsi, bien que je n'aie pas réussi à le persuader, sa profonde conviction, sa sincérité parfaite, son aptitude à écouter et à saisir les démonstrations les plus ardues, sa présence d'esprit et sa courtoisie irréprochable dans son argumentation, enfin le respect de l'opinion d'autrui remarquablement accentué. Il n'a évidemment reçu qu'une instruction primaire, cependant, et il a dû faire de grand efforts pour l'accroître, ce qui est la preuve d'une élévation et d'une énergie de caractère peu communes.

Le fait d'avoir fréquenté assidûment un cours exclusivement scientifique, aussi ardu et aussi hostile à la politique violente que le mien, me semble indiquer toute autre chose que l'irréflexion et la violence. C'est pourquoi j'ai conçu pour le caractère de M. Grave une réelle sympathie, malgé ma persuasion à l'égard de la fausseté de sa doctrine. Il m'a toujours semblé, et il me semble encore, qu'un homme comme Jean Grave n'est pas capable de prêcher l'emploi de moyens tels que la dynamite et le couteau pour répandre et faire triompher des idées.

Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.

– Je n'en dis pas davantage, et j'aborde le fond du débat.

Ce procès, si on élague toutes les considérations étrangères dont on voudrait l'encombrer et qui le défigurent, est un pur procès d'association.

Il ne s'agit aujourd'hui, du moins il ne devrait pas s'agir, ni des idées, ni des tendances, ni des théories de Jean Grave. Tout cela n'a rien à voir ici.

M. Dupuy, je l'ai dit, définissant la portée des lois nouvelles, a déclaré « qu'elles ne visent pas l'anarchisme scientifique et philosophique, mais bien les faits criminels et l'incitation à ces faits. »

Retenez cela, messieurs les jurés. Il faudra vous demander si, abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment, Jean Grave a commis un « acte », et cet acte, par définition et par hypothèse, ne peut être que la fondation d'une société de malfaiteurs, ou l'affiliation à cette société.

Je dis : abstraction faite de ses idées et des écrits qui les expriment. Car les questions qu'on vous pose ne vous chargent pas d'examiner la moralité ou le danger de ces écrits.

Ces écrits ne relèvent ni de votre examen ni de votre juridiction.

Ceux qui semblaient coupables ont été punis par des condamnations précédentes.

Les autres sont :

Ou la brochure de 1883 publiée sous le pseudonyme de Jehan le Vagre ;

Ou les articles parus dans le Révolté jusqu'en 1887 ;

Ou les articles parus dans la Révolte jusqu'en 1893.

Si, volontairement, on ne les a pas poursuivis, c'est qu'apparemment ils ne tombaient pas sous le coup des lois existantes ; et, si on a oublié de les poursuivre, ils sont je ne sais combien de fois couverts par la prescription.

Quant aux écrits futurs, vous n'avez à vous en préoccuper ni au point de vue juridique ni au point de vue moral.

Ni au point de vue juridique : car le délit n'est pas commis encore.

Ni au point de vue moral : car, si le délit est commis, n'ayez crainte, messieurs les jurés, on vient de nous fabriquer une bonne petite loi qui atteint beaucoup d'autres écrits que ceux de Jean Grave et forcera beaucoup d'autres penseurs à retourner, comme le sage, sept fois, sinon la langue dans la bouche, du moins la plume dans l'écritoire, avant de se hasarder à lâcher un bout de chronique !

Le bon sens et la loi concentrent donc vos attentions sur un point unique :

Jean Grave s'est-il, par un fait matériel, extérieur, affilié à une société quelconque ?

Quand je dis quelconque, je me trompe, quoique, aujourd'hui, en matière de preuve, l'adjectif soit fort à la mode.

La loi dont on vous demande l'application veut « une société formée dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés ». (Art. 1er).

Ces crimes, j'imaginez, ne pouvant être des écrits, sont des attentats matériels : explosions, vols, assassinats.

Le mot attentat se trouve, d'ailleurs, en toutes lettres, dans le rapport de M. Béranger, et l'honorable sénateur, visant des malheurs trop connus, précise et parle « d'attentats qui répandent la destruction et la mort sur un grand nombre de victimes ».

La question qui se pose est la suivante :

Vous a-t-on prouvé que Jean Grave s'est affilié à une association dont le but était de commettre des crimes ?

Vous a-t-on prouvé qu'il s'est associé, tout au moins entendu, avec les hommes assis à ses côtés ?

Jean Grave s'est-il, dans ce but, affilié à Sébastien Faure, à Fénéon, à Chatel, à tous les autres ?

Montrez-moi le concert criminel établi entre lui et ces hommes !

Montrez-moi, du moins, les relations orales, écrites, pécuniaires, qu'il a entretenu avec eux !

En lisant la procédure, j'ai été stupéfait.

Je m'attendais à touver, non une preuve – je savais qu'elle n'existait pas – mais tout au moins une présomption, un indice, un témoignage, cette chose quelconque dont on semble désormais disposé à se contenter.

Qu'ai-je vu ?

Le magistrat instructeur commence par lire à Jean Grave un écrit incendiaire : vous croyez que c'est la Révolte et que c'est signé de Jean Grave ?

Du tout. C'est un recueil qui s'intitule : Recueil international !

Et Jean Grave de répondre :

« Je n'accepte pas les théories de l'International. J'ai toujours refusé d'entrer en relations avec les rédacteurs de ce journal, parce que je le considèrais comme un journal subventionné par la police. »

Et il ajoute ces mots que je vous signale parce qu'ils sont la meilleure formule de l'état d'esprit de Jean Grave et le résumé le plus net de ses théories :

« Je ne suis pas partisan de la violence pour la violence. Mais la violence découlera nécessairement de la situation. »

Ce qui est une opinion, vraie ou fausse, mais partagée à l'heure actuelle par beaucoup de bons esprits !

C'était l'opinion de Béranger, quand il prédisait :

« Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. »

Le dramatique génie de Victor Hugo – le voyant magnifique – a terriblement précisé la prédiction de Béranger :

« Le siècle ne finira pas sans une grande révolution. »

C'est à tort ou à raison, l'impression de Jean Grave. Et cette impression ne tombe, j'imagine, sous le coup d'aucun texte de loi !

La réponse de Jean Grave était topique !

Alors, M. le juge d'instruction renferme l'International et, bien qu'il vienne d'affirmer à Jean Grave qu'il ne s'agit pas le moins du monde de ses idées, il exhibe – devinez quoi ? – La Société mourante et l'Anarchie !... Et il relit de cet ouvrage, très aridement doctrinal, les quelques extraits qui motivèrent le procès que vous savez !

De sorte qu'un esprit mal fait pourrait croire qu'à l'heure actuelle, c'est encore La Société mourante et l'Anarchie qu'on traduit à cette barre, et que, les circonstances atténuantes accordées par vos prédécesseurs, n'ayant permis d'infliger à Jean Grave que deux ans de prison, on vient vous demander de compléter leur besogne en accordant au parquet un petit supplément de vingt ans de travaux forcés !... (Mouvement prolongé).

Ce que je voudrais, pour avoir un terrain de discussion, c'est une lettre de Jean Grave écrite à ses coaccusés, qui le mette en rapports criminels avec eux, qui me le montre préparant des vols ou des assassinats.

Car, enfin, si Jean Grave est tout seul, il n'a pu s'associer ! Pour s'associer, c'est comme pour se marier, il faut être au moins deux ! Les malfaiteurs eux-mêmes ne sauraient échapper à l'empire de cette nécessité.

Jean Grave a-t-il avec les Trente ou du moins quelques-uns d'entre eux, avec Sébastien Faure, avec Chatel, avec Brunet, – je parle de ceux qu'il a vus une fois ou deux, car il ne connaît pas les autres, – a-t-il formé, je ne dis pas une association, mais un de ces « groupes d'études », un de ces groupes éphémères qui sont l'unique ressource de M. l'avocat général ?

Montrez-moi, je vous prie, Jean Grave se réunissant avec Sébastien Faure, avec Brunet, avec Chatel, où vous voudrez, dans la rue, sur la place publique, pour étudier quoi que ce soit.

Montrez-les moi se concertant, précisant le but à atteindre !

Je crois que leur groupe eût manqué de cohésion, et qu'une étude préalable ne leur eût pas fait de mal.

Sébastien Faure vous a dit :

« J'ai bien à peu près les idées de Jean Grave ; mais je ne suis pas du tout de son avis sur la question du vol ! »

Ce qui a son intérêt, quand il s'agit d'une entente en vue de voler les bourgeois !

On passe à Chatel, et Chatel de dire :

« C'est vrai, je suis bien anarchiste, mais pas du tout à la manière de Sébastien Faure et de Grave ! »

Chatel se rassied et Brunet se lève :

« Je suis anarchiste, dit-il ; mais entre mon anarchisme et celui de Jean Grave, de Chatel ou de Faure, il y a autant de ressemblance qu'entre le jour et la nuit ! »

Et il vous explique qu'il n'est pas intransigeant, qu'il s'accomoderait à la rigueur de quelques-unes de nos institutions présentes et qu'à ses yeux l'idée des syndicats pourrait servir de base à la société future.

Eh bien ! en fait d'anarchismes, en voilà, me semble-t-il, quatre qui voudraient se battre plutôt que de s'associer ; et, si jamais il forment un groupe d'études, avant de se concerter pour agir, ils feront bien de se concerter pour s'entendre !

L'anarchisme de Grave, c'est l'anarchisme doctrinaire ; l'anarchisme de Faure, c'est l'anarchisme brillant ; l'anarchisme de Chatel, c'est l'anarchisme esthétique ; l'anarchisme de Brunet, c'est l'anarchisme opportuniste !...

BRUNET, interrompant. – Je vous remercie beaucoup ! (Hilarité générale).

Me de SAINT-AUBAN. – Brunet, sur les mânes de Proudhon, votre maître à tous, je vous jure que je n'au pas eu le moins du monde l'intention de vous blesser, et je retire de grand cœur l'épithète, en effet injurieuse, qui est étourdiment tombée de ma bouche... (Rires et bravos).

Le fait de vouloir que ces quatre anarchismes, qui n'ont qu'un point commun, celui de ne pas s'entendre, aient néanmoins conclu une entente dans le seul but appréciable d'inaugurer la loi nouvelle et d'attraper vingt ans de travaux forcés, n'est-ce pas là le signe d'un cinquième anarchisme, qui n'est pas le moins périlleux ? Je l'appellerai, s'il vous plaît : l'anarchisme judiciaire... (Mouvement).

Voyons ! Vous dites que Jean Grave s'affilie : donnez-lui des affiliés !

Vous avez eu tout le temps de réunir vos pièces ! Vous avez grandi jusqu'à son apogée l'art policier de la perquisition ! Vous avez arrêté des centaines d'anarchistes ! Vous les avez emprisonnés, mis au secret ! Vous n'avez rien négligé pour les faire parler ! Si vous les avez relâchés, c'est qu'ils n'étaient pas coupables. S'ils n'étaient pas coupables, c'est qu'ils n'étaient pas associés ? S'ils n'étaient pas associés, comment Jean Grave a-t-il pu s'affilier à leur association ?

Et pourtant, cette foule anonyme, invisible comme une fiction, qiui échappe au banc des assises et ne fournit à votre parole que l'image imprécise d'un péril indéterminé, vous vous tournez vers le jury et vous dites :

« Voilà l'association organisée par Jean Grave ! Ces êtres, que je connais pas, que je ne puis vous livrer, parce que je les ignore, ou que, les ayant arrêtés, j'ai dû les relâcher faute de preuves, ces êtres fictifs ou absents, ces innocents ou ces fantômes, voilà les malfaiteurs avec qui Jean Grave s'entend pour détruire la bourgeoisie ! »

Étrange association où il n'y a pas d'associés !

Affiliation bizarre qui consiste en un journal et où il n'y a d'affiliés que les numéros de la Révolte !

Entente inouïe jusqu'alors qui ne repose que sur des phrases, et où les seuls complices sont des idées et des mots !

C'est ce que M. l'avocat général appelle :

« L'association par la voie du journal ! »

Définition qu'il complète par cette autre non moins étonnante :

« Entente entre des gens qui ne se connaissent pas, en vue de commettre des faits qui ne se sont pas produits ! » (Hilarité).

Voyons, discutons un peu :

La brochure de 1883, j'admets, si vous voulez, qu'elle trace l'esquisse d'un plan, qu'elle invente ou réédite le projet de certains groupements, qu'elle ait conçu, une minute, un projet d'entente où « la propagande théorique aurait pu servir à masquer la propagande par le fait ».

Soit ; mais, si la brochure de 1883, dans ce procès, est quelque chose, elle est, elle ne peut être qu'un plan ! Et, pour l'application d'un texte voté en 1893, qu'importe un plan conçu en 1883, si, en 1893, ce plan n'est pas réalisé ?

Or, je vous le dit : le plan de 1883 a été abandonné par Grave lui-même dans l'esprit duquel s'est accomplie une évidente évolution.

M. l'avocat général sourit !...

M. l'avocat général n'admet pas que les idées de Jean Grave aient pu se modifier !... Cela pourtant n'est pas arrivé qu'à Jean Grave !...

Écoutez ce qu'écrivit jadis un monsieur, à l'heure qu'il est gros bourgeois et nanti d'importantes fonctions dans la société moderne :

Le Père Duchêne voulait aujourd'hui, patriotes, à propos justement des boîtes à messes, vous raconter une petite histoire qui l'a b....rement fait rigoler.
Un vieux patriote, des amis du Père Duchêne, est venu hier le trouver à son échoppe et lui a apporté une sacrée affiche.
Où f.... ! il est dit qu'on va vendre tout l'attirail de la boutique qui a nom chapelle Bréa !
Là, du côté de l'avenue d'Italie !
Le Père Duchêne se rappelle du J...-f.... Bréa.
Et, nom de nom, ça serait trop long de raconter aujourd'hui cette histoire-là !
Il suffira de vous dire, patriotes, que c'était en jun 1848.
Quand les patriotes d'il y a vingt-deux ans se battaient, eux aussi, à l'ombre du grand drapeau rouge, pour le triomphe de la grande révolution sociale, ah ! il y en a eu des tués, des bons b.... là, et des déportés qui ont été faire la récolte du poivre ! Ah ! f.... ! il faudra qu'un jour le Père Duchêne raconte tout au long cette histoire aux patriotes ! Eh bien ! Bréa est un de ceux qui fusillient le peuple ! Le peuple l'a pris et fusillé, parce qu'il avait voulu le trahir,
Et faire comme les J....-f.... qui lèvent la crosse en l'air et vous fusillent à bout portant.
Les J....-f.... avaient fait élever une chapelle en son honneur !
La commune fait vendre tout le mobilier de cette boîte, qui ne rappelle, comme toutes les boîtes à calotins, comme la sacrée Chapelle expiatoire, que les défaites du peuple et de la révolution.
Le Père Duchêne est bougrement content, car la commune fait là ce qu'on appelle d'une pierre deux coups.
Elle consacre sa haine pour les J....-f.... qui, comme Bréa, fusillent les patriotes,
Et f... encore une fois, dans la mélasse, une boîte à calotins !

L'auteur de ces apologies, au fond un tantinet anarchistes – n'est-ce pas, monsieur l'avocat général ? – mais dont le style, plutôt... salé, ne rappelle guère la sobre langue doctrinale du journal La Révolte, appartient aujourd'hui à la France officielle ; il a porté des toasts à la santé du Tsar ; devant sa voiture ont cavalcadé les cuirassiers, cet honneur, cette élite de nos phalanges militaires !... Admettez-vous qu'il ait changé d'avis, lui, l'honorable M. Humbert, le président du premier conseil municipal de France ?... (Longue sensation dans l'audience).

Mais le plan de la brochure de 1883 a été réalisé – affirme M. l'avocat général.

Eh bien ! ici, prenant l'offensive, intervertissant les rôles, faisant de que vous devriez faire et ce que vous ne faites pas, assumant le fardeau de la preuve, je viens vous démontrer directement, matériellement, par ce journal La Révolte, le seul accusé d'aujourd'hui, que, quelles que soient la perfidie ou l'élasticité du texte, Jean Grave n'a formé, ni avec les gens qui l'entourent, ni avec cette foule anonyme, dont je vous parlais tout à l'heure, quoi que ce soit qui, de près ou de loin, constitue ou une association ou une affiliation ou une entente, au sens juridique et naturel du mot. Et, puisque, en définitive, ce sont les écrits de Jean Grave qui, au fond, sont incriminés, moi, défenseur, je m'efface et je laisse parler les écrits.

Je dis, d'abord, qu'il n'y a pas d'association.

Qu'est-ce qu'une association ?

Le rapport de M. Béranger, précisant la portée de la loi nouvelle, nous la montre créant de nouveaux délits, frappant les associations, quelle que soit leur durée ; mais, pour les définitions légales, il s'en réfère au droit commun.

Le rapport est formel à cet égard :

« Le projet n'a rien de contraire aux principes généraux de notre droit » – y lit-on en ce qui touche à la définition de l'association.

Et l'entente n'est que l'ancienne résolution d'agir concertée entre deux ou plusieurs personnes, de l'article 89 du code pénal.

Or, quel est le droit établi par le code pénal ?

Écoutez M. Faustin Hélie, l'éminent criminaliste :

« Toute association suppose deux éléments : un but déterminé et un lien qui unisse les associés. Le signe distinctif des associations est une constitution organique. »

Et, commentant ces lignes si nettes dans leur concision, Jules Favre disait dans le fameux procès des Treize – ô éternel recommencement des palinodies humaines ! Les Treize d'aujourd'hui sont Trente, voilà tout !... – Jules Favre disait :

« L'association suppose, non pas seulement un lien quelconque qui rapproche les hommes, mais encore une convention qui la rend obligatoire ; des intérêts qui se confondent, qui vont à un but commun. Si vous ne rencontrez aucun de ces caractères dans une réunion quelconque, vous pouvez affirmer qu'il n'y a pas d'association. »

Je ne demande pas une constitution, une charte au sens propre du mot. Mais je veux la preuve d'une organisation, tout au moins rudimentaire ; une sorte d'administration, comme disait Jules Favre ; de hiérarchie, faute de quoi, avec la meilleure ou la plus mauvaise volonté du monde, il n'y a pas, il ne saurait y avoir d'organisation.

Je n'exige pas des statuts comme ceux que j'ai là sous les yeux.

Ce sont les statuts d'une association célèbre qui a joué un grand rôle dans l'histoire de notre pays et du monde.

Cette association n'a pas, à ma connaissance, percé des foies de présidents de la république. Mais elle s'est offert le cou d'un certain nombre de rois – notamment du roi Louis XVI, que Jean Grave appelle quelque part « un brave homme peu fait pour la guillotine » – ce qui prouve que le style de Jean Grave est moins meurtrier que les jugements maçonniques.

Les représentants de cette association ont même décidé cet acte de haute justice sociale (alors on parlait comme Ravachol), à Wiesbaden, dans un convent célèbre. Où l'analogie devient d'une atroce ironie, c'est que le convent, raconte un chroniqueur, se tint dans une cave !...

Depuis, l'association s'est logée dans des locaux moins humides. Elle a commandé à son grand architecte, celui de la rue Cadet, de lui en bâtir d'autres plus confortables. Elle a déserté les caves, et elle n'use plus de ces endroits, frais mais tristes, que pour y conserver les bons vins qu'elle boit de temps à autre à la santé de la démocratie altérée.

Cette association soulève des avis divers.

Les uns la considèrent comme la gardienne des lois – y compris, j'imagine, l'article du code pénal qui défend de s'associer à plus de vingt.

D'autres sont plus sévères : dans une encyclique récente qui répète des enseignements séculaires, le pape Léon XIII la traite de « secte criminelle » et la qualifie: « une association de malfaiteurs organisée en vue de détruire les principes essentiels sur lesquels reposent toutes les sociétés civiles. »

– Ce qui prouve, entre parenthèses, monsieur l'avocat général, qu'on est toujours l'anarchiste de quelqu'un !... (Hilarité générale).

Et notez que, si je me permets de citer le verdict d'un pape, c'est que Léon XIII, qualifié à plusieurs reprises par le journal Le Temps d'« homme de génie », et par le Journal des Débats « du plus grand des papes », n'a pas la réputation d'être l'ennemi implacable du régime dont M. l'avocat général est l'officielle incarnation !

Mais je ne parle point de la Franc-Maçonnerie pour avoir le plaisir de citer Léon XIII ; j'en parle parce que la Franc-Maçonnerie m'apparaît comme le type de ces associations de combat qui, à l'origine, ont un pied dans le crime, avant de poser l'autre sur la marche qui monte au pouvoir ; de ces associations, dont le but est de renverser un ordre social et de lui en substituer un autre dont elles se font les impitoyables gardiennes dès qu'il est établi ; j'en parle parce que la Franc-Maçonnerie se manifeste dans l'Histoire comme la plus fidèle image de ce que la langue du droit appelle une affiliation.

En elle, je rencontre tous les signes d'un être collectif, cet ensemble d'efforts, de moyens, d'actes coalisés pour le triomphe d'une doctrine et d'un intérêt.

Je la trouve solidement hiérarchisée. Au sommet règne un Grand Maître. Sous lui, commande toute une armée de gradés auxquels on doit le plus profond respect, car ils sont tous plus vénérables les uns que les autres (longue hilarité). L'association se divise en groupes – les loges, qui n'ont rien d'une salle d'études – puissamment reliées entre eux. Les membres versent dans une caisse commune des cotisations annuelles qui ont servi et servent encore à une certaine propagande.

Pour s'affilier à un groupe, c'est-à-dire à une loge, il faut des paroles données, des promesses échangées – partant, l'abdication d'une partie de l'individualité humaine au profit d'un pouvoir collectif – toute une série d'initiations préparatoires qui, dans le langage de la secte, s'appellent, si j'ai bonne mémoire : recevoir la lumière du troisième appartement !

Eh bien ! ces caractères, ou quelques-uns, ou l'un seulement de ces caractères, se retrouvent-ils dans l'Anarchie ? L'Anarchie est-elle, je ne dis pas une Franc-Maçonnerie, mais l'ombre, le semblant d'une Franc-Maçonnerie ? La Franc-Maçonnerie peut-elle intenter à l'Anarchie un procès de concurrence déloyale ou de contre-façon ?

Vous savez bien que non, monsieur l'avocat général. Vous savez bien, par le dossier lui-même, que les anarchistes sont, ou des penseurs, ou des méditatifs, ou des théoriciens tout le jour courbés sur leur bureau, ou, dans un tout autre monde, très loin des premiers, quoi qu'on en dise, des aigris, des exaspérés, des enfiévrés qui n'ont que ce point commun d'habiter, tout en haut de l'immeuble social, la tristesse d'une mansarde et qui, en fait de lumière, n'ont jamais vu, malheureusement pour eux, celle du troisième, mais bien celle du sixième ou du septième appartement ! (Hilarité générale).

Et – ironie des choses ! – si l'Anarchie n'est pas une Franc-Maçonnerie, ce qui – Jean Grave dira que je parle avec mes instincts d'autoritaire et mes préjugés bourgeois, – ce qui l'aurait rendue beaucoup plus redoutable, car une Franc-Maçonnerie, surtout dans les périodes de lutte pour la conquête du pouvoir, est toujours redoutable quand on sait y obéir et quand on sait au besoin y mourir, c'est précisément à cet homme dont vous faites le pivot de votre association, c'est à cet écrivain que vous voulez envoyer au bagne, à l'absolutisme de ses idées, à l'intransigeance de ses doctrines, que vous le devez.

Il me faudrait une audience pour vous en lire toutes les preuves. C'est la Révolte entière qui devrait passer sous vos yeux. Les documents abondent. J'ai marqué dix-sept numéros dont les articles sont la démonstration évidente de ce que j'avance.

Ils ne sont pas faits pour les besoins de la cause ; ils remontent à 1887 et s'échelonnent jusqu'à nos jours. On y prend sur le vif les idées de Jean Grave. Je voudrais tout citer. Force m'est de me borner à quelques extraits topiques.

Sous le titre : Notre but, le premier numéro de la première année expose le programme théorique du journal :

La société, telle que nous la comprenons, n'obéit point à des lois imposées, mais à des lois naturelles. Ainsi, comme partisans de l'action et de l'autonomie complètes de l'individu, nous cherchons à provoquer partout l'initiative consciente de l'homme.

« Autonomie complète de l'individu ! » Aucun lien, par conséquent, qui l'enchaîne à l'individu ! C'est-à-dire tout le contraire de l'idée d'association !

Est-ce à dire que dans la société anarchique – car Jean Grave, d'accord avec Proudhon, démolit pour reconstruire et rêve une société – l'homme doive fuir l'homme et errer dans les bois comme la bête fauve ou le sauvage primitif ?

Non : plusieurs fois la Révolte s'est expliquée à cet égard :

Nous savons que l'homme n'est pas constitué pour vivre seul, qu'il a besoin du concours de tous ses semblables pour étendre son autonomie, qu'il lui faut solidariser ses forces avec d'autres pour combattre et triompher des obstacles que lui oppose la nature...

Nous préparons cet âge du Communisme anarchiste où chacun travaillera librement pour tous, et tous travailleront pour chacun, et où, débarrassés de tout l'affreux bagage de l'antique barbarie, nous cesserons enfin d'être une bande vile de bourreaux et d'esclaves.

(Article-programme de la Révolte, premier numéro de la première année).

Comment naîtra et vivra cet âge béni du Communisme anarchiste ? Quelle sera sa constitution sociale ? Quelles seront ses lois – car, scientifiquement parlant, il y en a toujours, des lois, même lorsqu'on proscrit le mot ?

Les écrivains de l'anarchie doctrinale, sans nous donner encore une formule bien limpide, s'appliquent à rêver cet avenir mystérieux, et, au point de vue documentaire, au point de vue de l'étude impartiale et courageuse de l'effort cérébral contemporain, je ne saurais trop recommander à l'érudit et au penseur la sereine méditation de leurs rêves étranges.

Lisez les curieuses Lettres sur l'anarchie publiées par la Révolte (7è année) :

L'anarchie ne veut pas condamner la socité à la lutte perpétuelle, à l'antagonisme irrémédiable des activités. La raison dont elle procède est la formule de l'ordre universel ; son application sociale édifiera certainement l'ordre social qui ne repose ni sur le mensonge abusivement imposé, ni sur l'erreur d'une sensibilité fugitive.

Nous vérifierons cette possibilité et, au grand jour de l'évidence, nous essayerons la fondation de la société anarchiste, l'organisation rationnelle de ce désordre dont nous menacent les défenseurs intéressés du présent douloureux.

L'auteur a-t-il vérifié au grand jour de l'évidence la possibilité de fonder une société anarchiste, d'organiser rationnellement le désordre qu'on entrevoit à l'horizon ? Ce n'est ici et aujourd'hui ni le lieu ni l'heure de le rechercher. Ce qui vous importe, messieurs, pour la solution de l'affaire, ce n'est point la formule du soi-disant monde futur, mais la méthode prêchée pour créer ce nouvel univers.

Or, le dogme essentiel se traduit en quelques mots :

Le seul lien entre les hommes doit être le « sentiment de la solidarité ». Le seul groupement légitime est le « groupement naturel des mêmes tendances, des mêmes aspirations, des mêmes affinités ».

Il faut abandonner tout le vieux système de groupements autoritaires, de centralisation, de fédération avec conseil directeur.

Il faut que le groupement se forme spontanément.

Rien ne doit lier l'individu au groupe hormis la solidarité des mêmes aspirations. Il s'établit un mouvement libre de relations.

Vous le voyez, messieurs, on ne groupe pas les hommes. Auune loi, aucun chef pour maintenir les groupements. Seulement, les hommes ont dans leur cœur l'instinct de la solidarité. Ils obéissent à la nature. Les amitiés, les affections, les intérêts les réunissent ; mais hors les sentiments et leurs mouvements naturels, rien ni personne – c'est là toute l'anarchie scientifique – n'a le droit de maintenir ces réunions, qui ne peuvent devenir permamentes que par la permanence des instincts qui les ont fondées.

C'est la pure doctrine de Proudhon, quand il écrit :

Le but final de l'évolution est l'anarchie, c'est-à-dire l'élimination radicale du principe d'autorité.

Et, comme Proudhon – ici, nous touchns le cœur du débat – comme Proudhon, Jean Grave n'admet point qu'on emploie pour le combat d'autres principes qu'après la victoire. La société anarchique doit s'élaborer comme elle devra plus tard fonctionner, c'est-à-dire qu'entre les autonomies individuelles, il ne peut, il ne doit y avoir d'autre lien que la communauté des tendances et des aspirations.

Voilà ce que – de 1887 à 1893, Jean Grave répondra à tous ceux qui le consulteront.

De telles conceptions, je vous le disais, messieurs, n'ont d'accès qu'auprès des intellectuels. Les impulsifs n'y voient pas grand'chose. Et rien n'est amusant comme la correspondance – cette correspondance de conjurés ! qui s'établit entre la Révolte et un grand nombre d'anarchistes.

De toutes parts on écrit à Jean Grave : « Mais, si nous voulons la victoire, organisons-nous ! associons-nous ! entendons-nous !  » Ces trois mots sont le fond des récriminations. Mais Jean Grave est un intransigeant, c'est un doctrinaire, sa doctrine ne fléchit pas, et son principe est un rempart qu'aucune considération pratique ne renverse. On s'irrite contre lui, car on sent qu'il est un cerveau, on s'aigrit, on le traite d'utopiste, de docteur, de pion – épithète que, d'ailleurs, il partage avec un ministre – de jésuite, – ce qui prouve, monsieur l'avocat général, que, si l'on est toujours l'anarchiste, on est toujours aussi le jésuite de quelqu'un ! (Hilarité).

Vains efforts ! À tout, Grave oppose le non possumus du doctrinaire, de sorte que, non seulement on ne s'organise pas en vue d'actes pratiques auxquels le journal La Révolte est toujours resté étranger, mais que, même dans le domaine des idées pures, au lieu d'arriver à l'entente, on aboutit, grammaticalement parlant, au défaut d'entente le plus absolu !

Prenez la collection de la 2ème année :

Le 30 janvier 1889, les compagnons de Casteljaloux posent la question suivante :

« L'action individuelle peut-elle suffire ? »

Réponse : Oui ! la Révolte ne reconnaît qu'un principe : « l'initative personnelle », qu'elle qualifie « d'organisation spontanée ».

En révolution, comme en organisation sociale, il n'y a pour les anarchistes qu'une seule autorité, c'est celle de l'initiative. (2ème année, n° 26).

Nous sommes révolutionnaires, oui... Mais pour que cette révolution s'accomplisse, il ne suffit pas que les révolutionnaires soient assez nombreux pour passer des aspirations au fait. Comme la société que nous rêvons d'établir ne doit pas s'imposer, mais être la résultante de la libre évolution de tous, il faudra que chaque révolutionnaire soit assez conscient de ce qu'il veut et de ce qu'il doit faire, soit dans la période de lutte, soit dans la période d'organisation, pour pouvoir se passer de mot d'ordre. (4ème année, n° 7).

Et cette idée revient incessamment dans la Révolte. Pourquoi un mot d'ordre ? Pourquoi une association ? Pourquoi une Franc-Maçonnerie ?

Notre société ne doit pas s'imposer, mais être la résultante de la libre évolution de tous.

Il faut que nos doctrines pénètrent les cerveaux, tous les cerveaux, de façon que l'universelle harmonie soit, non seulement le résultat, mais la cause de la finale évolution.

Une foule d'anarchistes, plus impulsifs ou plus pressés, n'entendent pas de cette oreille, et dans le n° 11 de la 4ème année, le défaut d'entente devient la scission déclarée. Ce sont les camarades espagnols qui, eux, veulent s'organiser et ont formé des « commissions de relations ». Écoutez la Révolte ; l'article est de Jean Grave : il est bien documentaire :

Vous n'avez pas d'entente, pas de réunions dans lesquelles on prenne des résolutions, nous reprochent encore les camarades. Pour vous, l'essentiel est que chacun fasse ce qu'il lui plaît.

Certainement, camarades, et nous sommes certains que c'est la seule manière d'agir.

Les camarades espagnols nous disent :

Nous sommes organisés de telle sorte que nous entretenons nos relations ; nous pourrions en avoir avec toute la terre, si les autres pays étaient organisés comme nous.

Quel dommage, monsieur l'avocat général, que vous ne soyez pas un avocat général espagnol ! (Rires). Votre besogne serait plus facile. Par malheur pour vous, il n'en est pas de même en France ; écoutez la suite, qui édifiera le jury :

Les anarchistes, certainement, ont passé par la phase que préconisent les camarades espagnols, sans s'y arrêter pourtant...

Nos amis partent de ce principe que l'on peut grouper des éléments en vue de faire la révolution...

Nous autres, au contraire, nous pensons que la révolution viendra en dehors de nous, avant que nous soyons assez nombreux pour la provoquer...

Nous cherchons donc, avant tout, à préciser les idées, évitant toute concession qui pourrait voiler un coin de nos idées ; ne voulant pas, sous aucun prétexte, accepter aucune alliance qui, à un moment donné, pourrait devenir une entrave.

... Nous nous opposons aux fédérations qui veulent tout englober, tout faire, tout entreprendre.

... Encore une fois, laissons les idées se préciser, laissons les impatients jeter leur feu, et les théories, devenant plus réfléchies, seront plus conscientes et se coordonneront d'autant mieux qu'elles n'auront rien d'imposé, que l'on n'aura apporté aucune entrave à la libre évolution des esprits (4ème année, n° 26).

Quelle entente, messieurs les jurés !

Mais voici qui coupe court à toute équivoque. C'est un article intitulé : L'ENTENTE. Nous allons voir ce que l'anarchie doctrinale en pense, de l'ENTENTE qu'on l'accuse d'avoir établie entre les compagnons !

Une chose nous paraît certaine. C'est qu'entre anarchistes français il ne peut plus se constituer de ces organisations entre un petit nombre d'amis, voilées au grand nombre, qui voudraient donner une impulsion et une direction au parti. Si pareille entente se constituait aujourd'hui, elle n'aurait jamais l'importance qu'elle aurait eue autrefois et elle ne vivrait pas... Nous n'avons d'ailleurs, qu'à nous en réjouir. De pareils groupements, qui ont rempli presque toute l'histoire de ce siècle, peuvent sans aucun doute donner, pour un certain temps, une vie au parti. Ils peuvent lui donner une force d'action, une importance et un certain lustre qu'il n'aurait pas acquis autrement. Mais, au bout de quelques années, toutes ces ententes deviennent une gêne, un obstacle au développement ultérieur. Elles ne permettent pas à l'individu d'atteindre toute la force de son développement. (4ème année, n° 31)

Tout cela était écrit en 1891. Le temps passe et le ton de la Révolte ne fait que se confirmer. Les numéros de 1892 répètent les mêmes conseils :

Je lis dans le numéro 48 :

Il devient évident que nos amis persistent dans leurs idées d'organisation préalable avec une obstination déconcertante. Ils ne s'aperçoivent pas que le vide grandit autour d'eux et nous présentent un ultimatum : « Passez par ici, ou l'anarchie est perdue. » Gardez vos prédictions, camarades.

Est-ce net ?

De tout ce qui précède dégageons les conclusions.

Il semble que les anarchistes se soient organisés en Espagne et qu'ils aient tenté de se fédérer en Italie. Des Français ont voulu suivre leur exemple. La brochure de 1883 a subi la poussée de cette tentative. Elle n'en a pas été la cause, mais le reflet. Quelques-uns peut-être l'ont essayé : ils n'y ont pas réussi. Et, si l'on veut à toute force faire au journal La Révolte l'honneur d'une grande influence, on peut dire que la vigueur de sa polémique sans trêve fut la cause de leur échec. Ironie des choses ! Cette même Révolte est aujourd'hui présentée au jury comme ayant été le pivot de ce qu'elle a très probabement empêché d'aboutir !... (Mouvement).

Ce qui ressort encore d'une lecture impartiale, c'est que La Révolte n'a jamais prétendu s'imposer au parti anarchiste, qu'elle a écrit pour son compte et le compte de ses amis, qu'elle a fait œuvre de journal et rien qu'œuvre de journal.

Le langage de Grave prête-t-il à la moindre équivoque ? Est-il le langage d'un promoteur, d'un organisateur, d'un leader ? N'est-il pas celui d'un journaliste qui veut n'être que journaliste, parce que c'est là qu'il trouve son devoir et sa mission ? Grave a été un gérant ; Grave a été un rédacteur. En ce qui le concerne, je conçois des procès de presse : tout autre procès est un illogisme, un non-sens, ou un parti pris !

Voilà donc la Révolte bien caractérisée : la Révolte a été un journal et non une conjuration.

C'est à titre de journal que, comme tous les journaux du monde, elle publiait, à sa quatrième page, ces fameuses « petites correspondances » qui, au dire de M. l'avocat général, servaient de lien aux conjurés !

Vraiment, messieurs, il faut un procès d'anarchistes, où l'on peut tout oser, pour se permettre de dire que les correspondants d'un journal sont des affiliés au sens de la loi pénale !

Voilà un journal mondain. À la même rubrique « Petites correspondances », j'y relève ce qui suit : Gabrielle X... à Paul Y... Mari part demain ; sois 3h... avenue Acacias, bois.

M. l'avocat général soutiendra-t-il que, d'après le texte nouveau, il y a entente entre le journal dont je parle, Gabrielle, Paul et le mari ? (Hilarité).

Voici un autre journal, un journal boulevardier qui, entre temps, y va de son petit mot pour protéger la morale et la famille contre l'anarchie. J'y relève ce qui suit :

Jolie brune, 20 ans, professeur natation. Leçons tous les jours de midi à cinq heures, piscine particulière.

Masseuse, premier ordre, services garantis.

Jeune Anglaise, à Paris, désirerait apprendre anglais à Monsieur riche et vieux.

Suivent les adresses que j'estime inutile de révéler à des pères de famille, quelle que soit la confiance qu'ils m'inspirent. (Rires).

Eh bien ! M. l'avocat général pense-t-il qu'il existe une entente, au point de vue pénal, entre le journal, la masseuse, l'Anglaise et le vieux Monsieur ?... (Hilarité générale).

– Mais – insiste M. l'avocat général – les correspondants de la Révolte étaient anarchistes !

Naturellement, monsieur l'avocat général, puisqu'anarchiste était le journal ! Un journal anarchiste a pour correspondants des anarchistes, comme un journal du boulevard a des boulevardiers, comme un journal de cocottes a des cocottes !...

Quant aux convocations de groupes, la Révolte faisait ce que fait l'Intransigeant, ce que font toutes les feuilles populaires – ni plus ni moins.

Ainsi que l'observait Jean Grave : « La Révolte ne convoquait pas les groupes. Ils se convoquaient eux-mêmes, puisque la Révolte se bornait à rendre publiques les convocations. »

Je passe aux souscriptions – qui, d'après M. l'avocat général, auraient alimenté la caisse du parti anarchiste. Ah, messieurs les jurés, elles avaient bien de la peine à suffire aux dépenses du journal !

La Révolte était pauvre, très pauvre. Plus d'une fois le numéro ne peut paraître, faute de fonds pour l'imprimer. Les abonnements étaient rares ; les souscriptions, tant bien que mal, corrigeaient leur insuffisance.

Ici, je ne vous apporte plus des extraits : je vous apporte tous les avis, toutes les notes, tous les articles concernant les souscriptions. Vous y verrez que ces souscriptions, enregistrées sous la rubrique : Propagande générale, n'ont jamais eu d'autre but que de faire marcher le journal, qui les absorbait entièrement.

En voici, d'ailleurs, la preuve matérielle, d'après une pièce comptable.

Je la trouve dans le numéro du 6 juillet 1888. Je lis :

AUX CAMARADES


Avant toute chose, nous avons à remercier ceux qui ont répondu à notre appel, en nous envoyant des souscriptions, ou en promettant de verser régulièrement, tels que les groupes de Vierzon et Argenteuil, etc. C'est grâce aux amis de Buenos-Ayres que nous pouvons paraître sans encombre cette semaine.

Puisque les camarades nous aident de leur concours pécuniaire, nous leur devons un compte-rendu financier de la situation, qui leur permettra de juger où nous en sommes.

Il résulte de ce compte rendu financier qu'il a paru jusqu'alors trente-neuf numéros de la Révolte ; que l'impression du numéro coûte 263 francs, ce qui, pour les trente-neuf numéros, fait 10.257 francs.

Or, les recettes n'ont été que de 8.066 francs, parmi lesquels figurent 1.690 francs, montant intégral des fameuses souscriptions !

Donc, même en absorbant pour les frais du tirage l'intégralité des souscriptions, restait un déficit de 2.191 francs !

Et voilà quelle était, d'après M. l'avocat général, la caisse centrale du parti. Elle ne suffisait pas à s'alimenter elle-même, mais elle alimentait l'anarchie ! ... (Mouvement prolongé).

Je concède pourtant qu'on a prélevé sur ces souscriptions de quoi imprimer et distribuer deux brochures.

La première attaque le militarisme ; elle est de nature à impressionner vivement les conscrits. Il n'y a qu'un malheur, monsieur l'avocat général : elle est du comte Tolstoï !... (Sensation).

Quant à l'autre, elle peut mettre la haine et la soif de vengeance au cœur des miséreux, des êtres dont « l'esprit a la colique », comme dit Montaigne, parce que leur estomac a faim. La poursuivrez-vous, monsieur l'avocat général ?... C'est le recueil des interviews du baron de Rothschild par M. Jules Huret !... (Hilarité)

Ah ! j'oubliais... il y a eu d'autres souscriptions, des souscriptions ouvertes au profit, non des condamnés, mais de leur famille, de leurs petiots, de leurs gôsses, comme on nomme les bébés des misérables ! Et ces souscriptions-là, vous les incriminez, monsieur l'avocat général ? Mais qu'avez-vous donc à la place du cœur ? Si c'est un crime que d'apaiser la faim, fût-ce la faim d'un anarchiste ; si c'est un crime de le secourir, je suis prêt à le commettre, ce crime, monsieur l'avocat général ! Allons ! Poursuivez-moi ! Je suis prêt à le mériter, et, certes, ce ne sont pas vos menaces qui étoufferont ma pitié ! (Vive sensation).

Que reste-t-il à ajouter ? Vous êtes bien convaincus que la Révolte ne complotait avec personne, puisqu'elle prêchait l'isolement ?

Vous êtes bien convaincus qu'elle ne s'entendait avec personne, puisque, même en théorie, elle n'a provoqué que des désaccords ?

Soutiendrez-vous encore que Jean Grave couvrait, par sa propagande écrite, la propagande par le fait ?

Mais, qu'est-ce donc, la propagande par le fait ?

Des vols ! Des assassinats !

Si donc Grave a couvert par sa propagande la perpétration de ces crimes, c'est qu'il n'en est pas l'ennemi.

Or, voici comment il en parle.

Ce qui suit est-il un encouragement à dynamiter les bourgeois ?

Quand les idées anarchistes ont commencé à se développer en France, elles ont subi un peu l'influence du mouvement terroriste russe. Justement, à ce moment, les nihilistes couronnaient par la mort du Tsar la guerre qu'ils menaient contre l'autocratie. Les idées anarchistes comportaient la propagande par le fait, l'enthousiasme qui s'empara de tous fut tel que, pendant longtemps, dans les groupes, on ne voulut plus entendre parler de théories. Il n'y avait que les timorés et les retardataires qui pussent s'occuper de ces fadaises.

Le vent était à l'action. À tout prix il fallait passer à l'action. Bombes, dynamite, nitro-glycérine étaient les seules choses dignes d'occuper l'attention d'un anarchiste sérieux. Crier bien fort et lancer des pétards dans les jambes des bourgeois, voilà qui devait être de l'anarchie.

Cette attitude, toute de bruit et de déclamation, n'a eu pour résultat que de nous faire passer pour des fous. (16-22 avril 1887).

Ce style n'est pas du goût des violents, des sanguinaires. Le groupe La Guerre Sociale s'en plaint avec amertume. Il raille ces « organes doctrinaires » qui sont l'œuvre de quelques « docteurs » et « sont fermés à ceux qui n'ont pas la même manière de voir ». « Nous croyons – dit-il – que l'argent gaspillé jusqu'à ce jour aurait été plus utilement dépensé pour la propagande par le fait ».

Grave répond dans la Révolte : « Nous différons complètement d'idées avec la Guerre Sociale. » (Numéro du 3 février 1888).

Le 17 février 1888, Jean Grave écrit cet article :


LUTTE ET THÉORIE


La réponse des camarades de Toulon nous fournissant l'occasion de revenir sur cette question des organes de théorie et des organes de lutte et de nous expliquer sur notre manière d'envisager la propagande, nous allons le faire une bonne fois pour toutes.

Ce reproche de modérantisme a toujours été fait à la Révolte par des camarades qui trouvent que l'on est révolutionnaire qu'à la condition de parler sans cesse de fusillades, d'incendies, de massacres et pendaisons de bourgeois. Nous, au contraire, nous cherchons à démontrer que les mots violents ne prouvent rien, que le révolutionnarisme des idées émises fait tout, et non la forme du langage là où il n'y a pas d'idées.

Les camarades de Toulon écrivent : « Nous dirons aux travailleurs : Puisque ce n'est que par la force que l'on vous tient esclaves, tâchez d'être plus forts que vos maîtres. Nous prêcherons la lutte à main armée, lutte par tous les moyens, même par le feu... etc. N'est-ce pas par les organes anarchistes soufflant le feu qu'on est arrivé à nier la légitimité de la propriété individuelle et à l'attaquer « comme un voleur » au nom de la liberté anarchiste ? »

Tout cela, ce sont des phrases qui ne répondent pas à la vérité. Dites à la tribune, elles peuvent enflammer un auditoire qui se laisse entraîner plus par la véhémence des paroles que par le raisonnement ; mais, quand on les discute, il n'en reste pas grand'chose.

Les camarades de Toulon nous citent Marat, Cyvoct, Jacques Clément et Lucas. Sous prétexte de faire de l'érudition, il ne faudrait pas venir comparer des situations qui ne sont pas les mêmes. En 93, on était en pleine période insurrectionnelle. Les sections étaient sous les armes. Des appels à l'action n'avaient rien d'anormal. En période de propagande, ce n'est plus la même chose.

Quant à Jacques Clément et à Lucas, deux visionnaires, des fanatiques qui ont frappé sous le coup d'une surexcitation cérébrale quelconque, ce n'est pas à des gens de leur espèce que les anarchistes entendent faire appel pour grossir leurs rangs. Ce ne sont pas des cerveaux malades qu'il faut pour faire réussir la révolution sociale.

Vous avez remarqué, messieurs, le reproche de modérantisme jeté à la face de Jean Grave ? Dieu ! que c'est donc toujours la même chose, l'Histoire ! – Ne dirait-on pas un Marat insultant le génie de Danton ! Et, cependant, on veut envoyer Jean Grave au bagne, sous prétexte qu'il a organisé la violence de ceux dont la violence le méconnaissait !... (Mouvement prolongé).

Voici, enfin, qui est bien topique.

Le 21 mai 1892, la Révolte reproduit un article du Figaro qui, sans doute, ne fait pas l'apologie de Ravachol, mais explique son acte par des mobiles généreux :


LES EXPLOSIONS


Une chose frappante s'est produite à l'égard des dernières explosions.

Les insultes ont plu sur les anarchistes, c'était inévitable. Mais tout le temps elles se mêlaient, jusque dans la presse bourgeoise, à ses signes de respect.

À côté des Guesde et des Maxime du Camp qui en parlaient l'écume à la bouche et le venin aux lèvres, – on voyait les Zola déclarer :

« Osons le dire, ce sont aussi des bons, des généreux, d'une bonté impulsive – inconsciente, soit, – mais leur mobile est désintéressé ; ils veulent détruire pour arriver plus vite à ce règne de justice qu'ils croient de demain. » (Figaro du 5 avril).

Eh bien ! au lieu d'abuser de ce mouvement d'opinion pour prêcher la dynamite, voici ce qu'écrivait la Révolte :

Aux anarchistes de ne pas abuser de ce sentiment des masses.

Érigé en système, le terrorisme cesserait d'être ce qu'il a été jusqu'à présent, – un acte de révolte de l'individu contre tout un régime qui l'obsède.

Et il ferait oublier l'autre élément, – le grand, le seul qui fasse les révolutions, – les masses, les foules dans la rue.

Les masses dans la rue ! La révolution sociale ! Voilà ce que veux Jean Grave ! La dynamite au coin des rues ?... Il est trop intellectuel !...

Voici une remarquable analyse de la situation du moment. L'article est du 30 avril 1892 :


LE TERRORISME


Les explosions de Paris ont été suivies de toute une série d'attentats à la dynamite, en France et ailleurs. C'est une prise d'armes, dirigée surtout contre ceux que la société bourgeoise entoure de son plus grand respect : les juges, « les magistrats », comme on aime dire dans ce monde.

Tous ces attentats n'ont causé que des dégâts matériels et ils ont provoqué pour quelques jours une panique incroyable dans les classes aisées – panique passée aussi vite qu'elle est venue.

Une autocratie, dans des cas pareils, perd entièrement la tête. Elle voit déjà dans son imagination un vaste complot, une formidable organisation occulte. Elle tremble pour son existence et s'empresse de prendre des mesures si disproportionnées au danger réel, si vexantes pour le grand nombre, qu'elle se fait bientôt abhorrer par ceux mêmes qui en étaient hier les supports fidèles.

Plus habile que les autocrates, la bourgeoisie ne se laisse pas si facilement entraîner à l'épouvante par des faits isolés, tant que le peuple, les masses ne bougent pas. Aussi les deux bourgeoisies, française et anglaise, ont vite mesuré la profondeur du mouvement ; elles ont vite compris qu'elles n'avaient devant eux que des individus isolés...

Ce que l'histoire du moment nous demande, ce ne sont pas des hommes rêvant barricades, explosions et autres accessoires des révolutions, mais des hommes voulant, appelant de tout leur être la révolution sociale elle-même.

Voyons ! de telles lignes ont provoqué Léauthier ? (Vif mouvement).

Voilà pour les excitations aux attentats contre les personnes.

Voici, maintenant, pour les attentats contre les propriétés – le vol.

Oh ! ici, la Révolte est formelle :

11 décembre 1891.

Et, d'abord, débarrassons-nous de cette théorie enfantine que l'on nous a prêchée, qu'en pratiquant le vol on détruit les préjugés de propriété...

Le vol, en effet, c'est la meilleure garantie des propriétés.

La propriété est constituée, parce que si la propriété est le vol – le vol c'est la propriété !

Tristes révolutionnaires ceux qui, pour battre en brèche la propriété, ne savent que la reconnaître ; qui, pour arriver à l'expropriation, commencent par l'appropriation.

18 décembre 1891.

Passons maintenant au côté pratique de la question.

Comme principe – avons-nous dit – le vol n'apporte rien de nouveau ; il n'a absolument rien de révolutionnaire.

Depuis les Pharaons d'Égypte, les maîtres ont volé leurs esclaves, et les esclaves – au lieu de se révolter – ont volé leurs maîtres. Le vol, c'est la contre-partie de la propriété, la soupape de sûreté de la propriété.

On n'abolit pas la propriété en pratiquant le vol, qui est l'appropriation, et on ne démolit pas une société basée sur le mensonge et l'hypocrisie en érigeant le mensonge et l'hypocrisie.

25 décembre 1891.

Si le vol ne vaut rien comme principe révolutionnaire, il vaut encore moins comme moyen d'action.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, nous dira-t-on, on a bien condamné l'estampage (une sorte de filouterie qualifiée) entre compagnons ?

Entre compagnons ? Mais où commence le compagnonnage, où commence le « bourgeois » ?

La blouse ne trace pas de limite, car on a bien parlé de voler ces affreux « bourgeois, les vendeurs de châtaignes grillées ».

« C'est pour les rendre révolutionnaires », a-t-on ajouté, tout comme Torquemada, le jésuite, qui brûlait les hommes pour sauver leurs âmes, ou comme l'État, qui dépouille le paysan pour « l'instruire » et le faire « progresser ».

On voit dans quel labyrinthe inextricable de sophismes et d'absurdités on s'embourbe en érigeant le vol en théorie.

Comme principe révolutionnaire, la théorie ne tient pas debout. Le vol, c'est la propriété, c'est l'appropriation, non l'expropriation ; c'est le faible qui vole : la force exproprie.

Voilà ce que veut Jean Grave : l'expropriation par la révolution. Il veut faire aux bourgeois ce que les bourgeois firent naguère aux nobles et aux bourgeois.

Mais le vol !... Vous voyez comment la Révolte le traite ? et vous dites que sa propagande enfanta les voleurs !...

Elle a condamné le vol sans distinction, sans restriction ; elle s'est nettement séparée de l'autre doctrine anarchiste qui veut faire des distinguo ; et c'est à cause de cela que, d'après une pièce même du dossier, une lettre de Paul Reclus, on voit ce dernier, sinon brouillé, du moins en froid avec Jean Grave, à la suite des discussions sur le vol.

Quelle entente ! Et dire que l'on présente Paul Reclus et Jean Grave comme formant à eux deux le comité directeur de l'anarchie !... (Mouvement prolongé).

Voilà comment Jean Grave a prêché la propagande par le fait ! Voilà comment il a approuvé les propagandistes ! Voilà comment il en a fait l'apologie !

Ah ! cette apologie, je la trouve bien mieux faite dans un journal conservateur, le Nouvelliste de Bordeaux, que les griffes de vos lois nouvelles ne manqueraient pas.

Écoutez :

Dans ce duel qui se livre entre une société égoïste et pourrie, et quelques barbares audacieux qui se dressent devant elle pour la détruire, c'est pour les barbares que sont mes sympathies.
... Les vrais coupables, ce sont les gouvernements impuissants qui se remplacent de période ne période, sans changer rien à leur bêtise initiale et à leur routinière incapacité.
Nous avons eu depuis cent ans des royautés, des empires, des républiques ; et tous, qu'ont-ils fait ? Rien, rien, moins que rien. Ils ont gorgé d'argent les valets qui les ont servis, tracassé les valets des autres, jetant partout des ferments de discorde, esquissé des semblants de lois populaires, et clamé beaucoup de discours où l'on parlait d'une certaine liberté, d'une lointaine égalité et, je crois même, d'une vague fraternité.
Des hommes moustachus ont succédé à des hommes glabres ; des barbus à des moustachus ; mais, à part ce léger détail de toilette, c'est toujours la même chanson. Les réformes sont toujours « prochaines », les sacrifices toujours « provisoires ». – Il existe un code qui est le plus sordide monument d'infamie et de malpropreté. Tous les vols s'y embusquent à leur aise comme en un vieux manoir bordant les grands chemins ; toutes les exactions y peuvent creuser impunément leur caverne.
– Les vrais coupables, enfin, ce sont tous ceux qui, dans leurs livres, leurs journaux et leurs discours ont légitimé la violence et consacré la révolte. Ah ! ils sont vraiment bien plaisants, tous ces massacreurs en chambre, ces terroristes de brasserie, ces autoritaires de boulevard, dont toute la vie se passe à célébrer de hauts faits révolutionnaires, et qui poussent un cri d'oie embrochée quand c'est contre eux que se tournent les révolutions !
Ouais ! messeigneurs, cela vous dérange qu'on fasse sauter vos maisons ! Croyez-vous par hasard que les guillotinés de 1793 trouvaient la plaisanterie de leur goût ?
Croyez-vous que les fusillés de 48 et du 2 décembre n'avaient pas rêvé un sort meilleur ? Poussons plus loin : Croyez-vous que les protestants et les catholiques, massacrés de part et d'autre durant les guerres du seizième siècle, prenaient un plaisir extrême à ce genre de propagande ?
Ah ! la superbe ironie ! On ne peut faire un pas sans se cogner la tête à la statue d'un beau rôtisseur de foules ; de doux universitaires à lunettes vont bêler des périodes à panaches devant le socle de tous les Dantons, et quand des inconnus ont la prétention de suivre ces nobles traces : « Le monstre ! l'horrible monstre ! tuez-le ! » C'est bon dans l'histoire, n'est-ce pas ? Cela procure aux cuistres de tous les temps quelques amples développements de rhétorique, mais cela vous gêne qu'on avise de continuer la tradition ! – O comédiens ! toute votre histoire n'est que l'apologie de la haine, de la violence et de la révolte, et vous vous figurez que l'Histoire va s'arrêter subitement parce que c'est vous qui la vivez ? – O imbéciles !

Ah ! ils vont bien, les bourgeois, quand ils jugent la bourgeoisie !

Je comprends que la Révolte reproduise leurs articles !... (Longue sensation dans l'audience).

Maintenant vous connaissez, messieurs les jurés, la propagande écrite de la Révolte ? Vous savez si elle masqua la propagande par le fait ?

Est-ce à dire qu'elle soit sans responsabilité ?

Ah ! messieurs les jurés, écoutez-moi bien : anarchistes ou non, nous autres penseurs, nous en avons tous une dans l'histoire des choses humaines !

Et nos penseurs officiels, ceux que nous glorifions, n'en ont-ils pas assumé une plus terrible que celle de Jean Grave ? L'œuvre de Jean Grave est-elle aussi meurtrière que la leur ?

Comment ! on a le courage de requérir contre un homme vingt ans de travaux forcés, de flétrir son idée sous prétexte qu'elle n'a pas été bien sage, qu'elle a prêché la désobéissance, effrayé les propriétaires, manqué de respect à l'armée ; – comment ! on a ce courage, quand on est le fils de la pensée jacobine dont les rapacités dépouillèrent la vieille France, dont les fureurs la rougirent de sang ; quand on est l'officielle incarnation d'un régime qui, dans nos rues et sur nos places, grandit la statue de Danton : la statue du crime ; celle de Jean-Jacques : la statue du vol ; celle de Voltaire : la statue de la trahison ; et, le plus carrément du monde, on soutient à un jury qu'il faut déporter Jean Grave, parce que les écrits de Jean Grave dynamitent la bourgeoisie !

Pas plus, monsieur l'avocat général, que les écrits de Voltaire n'ont guillotiné Marie-Antoinette – peut-être autant, pas d'avantage !

Et donnant la main au poète Henri Heine, le sanglant ironiste, vous pourriez, avec lui, chanter la ronde macabre :

« Comme les glaces des fenêtres brillent gaiement au château des Tuileries !
Et pourtant, là, reviennent, en plein jour, les spectres d'autrefois !
Marie-Antoinette reparaît dans le pavillon de Flore !
Drames de cour en toilette !
Leur taille est fine ! Les jupes à panier bouffent !
Ah ! si seulement elles avaient des têtes !...
Mais voilà ! Elles n'ont pas de têtes ! Voltaire les a coupées !... »

Ah ! messieurs les jurés, quel que soit leur nom, ce sont de terribles dynamiteurs que les penseurs !

Oui ! Leur rêve d'avenir dynamite le présent !

L'Idée, quels que soient son but, sa physionomie, son allure – l'Idée haute, pure, sainte, comme l'Idée troublée, égarée, dévoyée – l'Idée n'est jamais, ne peut être une pacifique. L'Idée est une guerrière. L'Idée s'indigne des ténèbres, des tyrannies, des turpitudes ambiantes. L'Idée veut sauver, émanciper, régénérer, illuminer. L'Idée a horreur du présent ; le présent est son ennemi. L'Idée rêve l'avenir. L'Idée veut changer le monde. L'Idée est une révoltée !

Le rêveur – cet amant de l'Idée – est quelquefois un halluciné.

Mais c'est quelquefois aussi un visionnaire ! Et l'avenir seul peut nous dire ce qui est une vision ou une hallucination.

Le penseur ressemble à Moïse :

Devant les multitudes souffrantes, altérées de bonheur, il découvre les champs du Futur, un peu comme Moïse, du haut de la montagne, découvrait à son peuple les splendeurs de la Terre Promise !

Et il arrive que, dans la hâte de la douleur, des miséreux se précipitent sur la fraîcheur des oasis qui, hélas ! quelquefois ne sont que des mirages !

Mais, parce qu'il peut y avoir des mirages dans les lointains de l'avenir, croyez-vous arrêter le bras de Moïse ? Croyez-vous, par le bagne, par le cachot, par l'épouvante, glacer le geste ardent de la Pensée humaine ?

Vous êtes le pouvoir social, messieurs les jurés, et, comme pouvoir social, vous avez le droit d'endiguer les élans de l'Idée frémissante.

Mais, l'Idée, elle aussi, a des droits contre vous, et si vous l'enchaînez, l'Idée vous engloutira !

Vous est-il arrivé quelquefois d'errer le long des grèves, et de promener vos regards sur l'immensité des flots ?

La vague vient de mordre le roc ! Et le roc brise la vague ! Et, souriant, vous dites : « Jamais la vague ne détruira le roc ! »

Et puis le bruit des houles dissipe votre rêverie. Vous regardez à vos pieds, et l'effritement des roches vous apprend la victoire des vagues ; vous regardez à vos côtés, et vous voyez que leur courroux creusa de larges avalures !

Eh bien, le roc c'est vous ; c'est, messieurs, le pouvoir social. La vague, c'est l'Idée, c'est la Pensée humaine ! Le pouvoir social, qui est fait d'intérêts, de possessions et d'égoïsmes, arrête pour quelque temps les fièvres de l'Idée ; mais les frissons, les ardeurs de l'Idée finissent par briser la digue sociale !

Ne vous en inquiétez pas ! et ne maudissez pas les tempêtes de l'Idée ! Les tempêtes, c'est vrai, causent quelques naufrages ; mais savez-vous le rôle et le but de la tempête ? Il est un péril plus sinistre que l'agitation de la houle, c'est le miasme du marais ! Et, si la mer cessait d'être la grande agitée, elle deviendrait la grande empoisonneuse...

Songez à cela, messieurs, oubliez les spectres qu'on agite sous vos yeux.

Ne collaborez pas à des œuvres innommables ! Ne jetez pas Jean Grave en pâture aux appétits !

Ils ne sont pas associés, ces hommes ! Vous le savez, messieurs ! Ne dites pas qu'ils le sont ! Vous parlez sous la foi du serment !

Aucune considération n'excuserait votre parjure.

Jadis, un danger se dressa devant le monde féodal, comme le danger anarchiste menace le monde bourgeois. Mais c'était un danger plus terrible.

Les Albigeois soutenaient des principes qui devinrent plus tard ceux de la Révolution. Le monde féodal se leva, épouvanté ; il revêtit son casque et sa cuirasse ; mais il ne dérangea pas les Parlements ; il ne jugea pas : il tua ; il massacra, il inonda de sang la terre ; mais il ne commit pas cette infamie qui pèse lourd, je vous l'assure, sur les épaules de ceux qui s'en rendent responsables : essayer de donner la couleur d'une sentence de justice à ce qui n'est, au fond des choses, que la brutalité d'une exécution !

La justice ! messieurs les jurés !... Elle est l'âme des sociétés humaines !

Un corps sans âme est un corps mort ; et si vous voulez sauver votre société branlante, ah ! je vous en supplie, ne tuez pas la justice !

Quand on vous dira : « Ces hommes sont des anarchistes, cela suffit, coupables ou non, frappez-les ! » répondez :

« Non, ce sont là des propos de fusilleurs et non des phrases de justiciers ! Si la justice est impuissante, s'il faut faire encore autre chose, eh bien, faites cette besogne ; elle ne nous regarde pas !... » (Applaudissements).



Émile de Saint-Auban