Albert Soubervielle
Le travail n'est pas central dans la vie de l'homme...



Paru dans La Revue anarchiste, N°22, décembre 1923.
Puis dans Le Monde Libertaire, Hors-Série N°16, 28 juillet - 25 septembre 2000


Nous basant sur un jugement rationnel, sans nous attarder dans le domaine des généralités, nous désirons examiner un fait particulier, mais primordial, nous intéressant tous au plus haut point: le travail. Il s'agit de juger ici cette question, en sincère et libre logique, sans parti pris, sans opinion intéressée ou préconçue.

Tout d'abord, une constatation typique: du fait même de l'organisation des êtres humains en société, toute nécessité vitale purement individuelle et s'imposant d'elle-même, ne tarde pas à perdre toute valeur propre, utile et relative à l'être et arrive inévitablement à se transformer en un principe social, obligatoire, dogmatique et nuisible à l'individu.

Le travail représente l'exemple le plus frappant de cette constatation. Tel qu'il se présente, synthétiquement, en l'actuelle société, le travail ne constitue qu'une obligation sociale. Il est le plus souvent abrutissant, parfois même dégradant pour celui qui le pratique.

Quels sont les travailleurs qui oseraient, en toute sincérité, proclamer leur joie, leur satisfaction du travail qu'ils accomplissent ? Mais par contre, ne seraient-ils pas nombreux ceux qui, sincèrement, clameraient leur dégoût et l'incompréhension de la besogne accomplie ? La presque totalité ignore si cette besogne est rationnelle et utile, mais ils ne travaillent que pour toucher le salaire qui leur est indispensable pour végéter, sinon pour vivre. En réalité, le travailleur n'est actuellement qu'un pauvre misérable accomplissant tristement des gestes souvent inutiles ou inconscients, parfois même nuisibles, dans l'unique but d'assurer sa maigre pitance.

Que nous sommes loin des grands mots ronflants, sonores et creux qui proclament la beauté, la sainteté du travail, la force et l'intelligence des travailleurs. Il me souvient que dans l'Histoire, les miséreux furent déjà flattés, pompeusement appelés : « peuple souverain ». Ils luttèrent et moururent sur les barricades pour conquérir le suffrage universel et instaurer la république qui devaient leur apporter à tous le bonheur et la liberté ! Nous savons ce qu'il en est résulté.

Mais les miséreux, éternelles dupes, ressentent encore le besoin d'écouter les paroles flatteuses et se contentent de bercer leur misère avec le fallacieux espoir en une divinité libératrice. Après tant d'autres dieux déchus ou déconsidérés, le dieu actuel, c'est le Travail. Les individus ont, inconsciemment, une tendance à devenir les fidèles de ce nouveau culte qui possède déjà ses prêtres et ses pontifes. Le pauvre esclave qui turbine est flatté, adulé, il est le Prolétaire, le Producteur, le Maître de la Destinée Universelle, mais sous tous ces titres pompeux, il n'est, en réalité, que le miséreux ignorant et crédule servant de levier aux arrivistes politiciens.

Actuellement, le travail est subi, et seulement subi, par ceux qui sont dans l'obligation de l'accomplir. Est-ce avec cette fonction sociale aussi injustement, illogiquement conçue, aussi pauvrement estimée, que vous poserez les bases d'un avenir meilleur ?

Vous proclamez que le travail doit régénérer le monde, qu'il doit présider aux destinées, aux directives afin que tout soit pour ie mieux mais j'estime, en toute sincérité, qu'avant de prétendre que le travail soit régénérateur, il est indispensable de régénérer le travail lui-même.

Car, comme toutes les conceptions humaines, le travail a subi la néfaste ambiance sociale, il a suivi la même évolution et s'est modelé sur la société.Tel qu'il est actuellement conçu, il sert d'armature et consolide l'organisme social ; il fait perdurer cette société reposant sur l'ignorance et la soumission et ne saurait donc avoir aucune valeur de rénovation sociale.

Le groupement des travailleurs, le syndicat, se maintient dans une conception fausse : il considère le travail, la production, comme une qualité première; il lutte pour les intérêts matériels; il soutient les revendications corporatives mais ne semble pas se soucier de l'utilité de la besogne accomplie; ne cherche pas à juger la valeur des travaux néfastes à l'individu qu'accomplissent un certain nombre de corporations. Tant qu'il se tiendra sur ce terrain de pseudo-satisfaction immédiate, le syndicalisme ne transformera rien, en réalité, mais nuira plutôt au développement de la compréhension du travailleur. Même lorsqu'il s'élève au-dessus de ce rôle primordial d'intérêt corporatif pour se placer sur le terrain révolutionnaire de lutte de classes, le syndicalisme ne prend pas en considération ce point principal : un grand nombre de salariés, par leur travail même, contribuent au fonctionnement, voire au développement de l'iniquité et de l'oppression sur lesquelles est basée l'actuelle Société.

Le fait de travailler, d'être exploité ne suffit pas, à mon avis, pour constituer une qualité première, mais c'est bien plutôt le fait de travailler pour produire les choses nécessaires à la vie et au développement tant matériel qu'intellectuel de l'individu qui représente seul une qualité indiscutable et digne d'intérêt.

Que m'importent les revendications corporatives, même les déclamations révolutionnaires des ouvriers qui bâtissent les prisons qui fabriquent des engins de mort (navires de guerre, avions de combat, armes, etc.). Ils ne m'intéressent pas plus que le flic ou le soudard car ils forgent eux-mêmes les fers qui les enchaîneront, eux, et leurs frères de souffrance.

Il est certain que le travail est nécessaire, car la vie n'est possible que par la consommation, qui dépend, elle-même, de la production. Mais qui consomme, qui produit ? Ce n'est pas la société, fiction, entité inexistante; c'est l'individu. Ne faisons pas du travail une fonction sociale, mais considérons-le sous son aspect véritable; une nécessité de vie individuelle.

Pour l'individu, la vie n'est qu'une lutte constante, ayant pour but unique sa propre conservation, son propre développement. Le travail n'est que l'acte de cette lutte égoïste; il n'est donc qu'une fonction, une nécessité individuelle et pas autre chose.

Les grands mots: production, consommation, si sonores au point de vue social, se ramènent, en simple réalité, aux deux phases de fonction vitale de l'individu: fonction chimique et fonction mécanique.

I - Fonction chimique, spécifiquement organique, indispensable à la vie même de l'être -  absorption, assimilation et éjection. L'équilibre, en cette fonction, est nécessaire; la privation, comme la pléthore, peuvent, l'une et l'autre, amener des troubles nuisibles à l'organisme. Mais l'équilibre, en cette fonction chimique - ou consommation individuelle - est strictement personnel à chaque être, gradué selon ses capacités et besoins physiques.

2 - Fonction mécanique - nécessite de se procurer les éléments extérieurs indispensables aux fonctions chimiques, d'où transformation du milieu par l'individu avec tendance naturelle à opérer cette transformation à son profit. L'équilibre des fonctions mécaniques est indispensable chez l'individu. La trop forte dépense de force purement physique chez le travailleur, au détriment de ses besoins chimiques et même cérébraux, entraîne fatalement une dépression de son organisme. Cette dépression s'observe, en sens inverse,  chez l'oisif, par suite du manque d'effort mécanique et d'une plus complète satisfaction des fonctions chimiques. L'être, ainsi privilégié socialement, peut, s'il est raisonnable, rétablir cet équilibre par l'hygiène, la sobriété et la pratique des sports

L'harmonie entre les fonctions individuelles chimiques et mécaniques est la condition inéluctable et primordiale de possibilité de vie rationnelle et normale pour tout être. Or, c'est la vie sociale qui est l'empêchement principal - sinon unique - de réalisation de cette harmonie. Le travail - tel qu'il est actuellement compris - fonction sociale - est le poids qui rompt cet équilibre indispensable à l'être pour vivre.

Mais la nécessité de transformation du milieu, opérée par l'individu en vue de sa propre conservation et partant de celle de l'espèce, peut cependant, tout en lui étant personnellement profitable, être nuisible aux autres, le milieu étant considéré comme le patrimoine de tous. Ce déséquilibre entre les diverses fonctions mécaniques individuelles - ou plus exactement entre leurs rapports - a pour résultat l'excès de production par suite d'une inutile dépense d'énergie ou au contraire pénurie des matières utiles à l'existence de l'espèce par excès de destruction. L'organisation sociale - la Société - a donné naissance à cette anomalie, qui représente la seule possibilité de vivre pour un organisme social.

Soutenir la cause du travail socialisé, prétendre pouvoir répartir, la tâche à chacun en une société, c'est nier la liberté de l'individu, c'est lui enlever la possibilité de dépenser sa personnelle énergie en vue de son propre bien-étre, conformément à son aspiration naturelle, à la vie elle-même. L'organisation de la production ne saurait donc être basée sur des principes sociaux, uniformisés, rigides, imposés.

Cependant les individus ont, dans le domaine économique, plus de possibilité d'entente que dans tout autre domaine (intellectuel, moral, etc.). Car les pensées sont spécifiquement personnelles, alors que les besoins sont, non pas identiques chez tous, mais communs à tous.

Si nous prétendons satisfaire ces indispensables nécessités d'existence par l'organisation du travail, base d'une société nouvelle, nous ne tendons qu'à créer une entité - le travail, future divinité d'une société se prétendant régénérée. Mais que deviendrait en cela, l'être humain, sinon un religieux, un membre soumis à ce nouvel organisme ?

Or, pour vivre librement et sainement, l'individu ne peut dépenser que sa force énergétique personnelle. Elle est essentiellement relative à sa capacité, à son tempérament.

La solution de cette question n'est donc pas en l'élaboration d'une nouvelle synthèse de reconstruction sociale où le travail serait encore un mode de dépendance pour l'être humain, mais cette solution réside - à mon sens - en la compréhension par l'individu de l'emploi utilitaire et rationnel de ses propres forces, en vue de la normale satisfaction de ses besoins.

La raison - résultante de la connaissance de soi, par l'éducation - peut seule donner à l'individu la norme de sa conduite pour parvenir à un développement rationnel et à une existence le satisfaisant.

La vie est en nous ; vivre est notre seul but. Le reste n'est rien.



Albert Soubervielle