Léon Tolstoï
L’Esclavage contemporain



Dernières études philosophiques, Stock, 1901 (p. 291-392).
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.


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Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil et dent pour dent.
Mathieu, chap. V, 38.

Et en général on rendra œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied.
Exode, XXI-24.

Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire : mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre.
Mathieu, chap. V, 39.

Et si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau.
Mathieu, chap. V, 40.

Et si quelqu’un veut vous contraindre de faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille.
Mathieu, chap. V, 41.

Donnez à tous ceux qui vous demandent ; et ne redemandez pas votre bien à celui qui vous l’emporte.
Luc, VI, 30.

Ceux qui croyaient étaient tous unis ensemble et tout ce qu’ils possédaient était commun entre eux.
Actes des Apôtres, chap. II, 44.

Traitez les hommes de la même manière que vous voudriez vous-mêmes qu’ils vous traitassent.
Luc, VI, 31.

Mais il leur répondit : Le soir vous dites : Il fera beau parce que le ciel est rouge.
Mathieu, XVI, 2.

Et le matin vous dites : Il y aura aujourd’hui de l’orage parce que le ciel est sombre et rougeâtre.
Mathieu, XVI, 3.

Mais Jésus leur dit : Remettez votre épée au fourreau, car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée.
Mathieu, XXVI, 52.


Le système selon lequel agissent tous les peuples du monde est basé sur la tromperie la plus grossière, sur l’ignorance la plus profonde ou sur les deux à la fois. Et quelles que soient les modifications apportées à ces principes sur lesquels est basé ce système, il ne peut être d’aucun bien pour les hommes ; au contraire ses suites pratiques doivent toujours produire le mal.

Robert Owen.


PRÉFACE


Il y a quinze ans environ, le recensement de la population de Moscou éveilla en moi une série de pensées et de sentiments que j’exprimai alors du mieux que je pus, dans un livre intitulé « Que devons-nous faire ? »

À la fin de l’année 1899, j’ai médité de nouveau sur ces mêmes questions, et les réponses auxquelles je suis arrivé sont les mêmes que celles formulées dans le livre précité.

Mais comme il me semble avoir, pendant ces quinze années, étudié plus tranquillement et plus en détail le sujet que j’y traitais, je présenterai aux lecteurs les nouveaux arguments qui conduisent aux anciennes réponses. Je pense qu’ils ne seront pas inutiles aux hommes qui veulent s’expliquer sincèrement leur situation dans la société, et comprendre clairement les devoirs moraux qui résultent de cette situation. C’est pourquoi je publie ces pages.

La pensée principale du livre « Que devons-nous faire ? » et de cet article, c’est la négation de la violence. Cette négation, je l’ai trouvée dans l’Évangile où elle est nettement exprimée par ces mots : « On vous a dit œil pour œil… » ; c’est-à-dire on vous a appris d’employer la violence contre la violence ; — « et moi je vous dis : Si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, donnez l’autre… » ; c’est-à-dire : souffrez la violence et ne la faites pas.

Je sais que ces grandes paroles, grâce aux interprétations perverties des libéraux et de l’Église, seront pour la plupart des soi-disant hommes instruits, un prétexte pour ne pas lire l’article ou pour le lire de parti pris ; mais quand même je place ces paroles comme épigraphe de cet article.

Je ne puis pas empêcher les hommes, qui se disent instruits, de regarder la doctrine évangélique comme un manuel de la vie vécue par l’humanité, en retard depuis longtemps. Mon but est d’indiquer la source où j’ai appris à connaître la vérité non encore reconnue par les hommes, et qui, je crois, peut les délivrer de leurs maux. C’est ce que je fais.


I
LES TRENTE-SEPT HEURES DE TRAVAIL
DES HOMMES D’ÉQUIPE


Un employé de ma connaissance, peseur au chemin de fer Moskovsko-Kazanskaia, me raconta entre autres, au cours d’une conversation, que les hommes qui portent les marchandises sur les bascules, travaillent trente-six heures consécutives.

Bien que j’eusse pleine confiance en la véracité de mon interlocuteur, je ne pouvais le croire. Il me sembla qu’il devait se tromper, ou exagérer ou que moi-même n’avais pas bien compris.

Mais l’employé me racontait avec tant de détails les conditions dans lesquelles se fait ce travail, qu’il m’était impossible de douter davantage. D’après son récit, il y a au chemin de fer Moskovsko-Kazanskaia, deux cent cinquante hommes d’équipe ; ils sont groupés par équipes de cinq hommes et reçoivent un salaire de 1 rouble ou 1 rouble 15 copeks pour 16,000 kilogrammes de marchandises chargés ou déchargés.

Ils viennent dans la matinée, travaillent le jour et la nuit au déchargement, et quand la nuit est finie, dès le matin, ils commencent à charger et travaillent encore tout le jour. Ainsi sur deux journées ils dorment une nuit. Leur travail consiste à transporter des ballots de 7, 8 jusqu’à 10 pouds ; deux mettent la charge sur le dos des autres, et ceux-ci portent. À telle besogne ils gagnent moins d’un rouble par jour et doivent se nourrir ; et ils ne connaissent ni fêtes, ni repos.

Malgré les détails précis que me donna le peseur, je résolus de voir par mes propres yeux, et un jour, je me rendis à la gare des marchandises.

Je trouvai à la gare ma connaissance, et je lui dis que j’étais venu pour voir ce qu’il m’avait raconté :

— Que je le raconte à n’importe qui, personne ne le croit, lui dis-je.

— Nikita, cria le peseur sans me répondre, viens ici.

De la porte, sortit un ouvrier grand et maigre, en blouse déchirée.

— Quand êtes-vous venu au travail ?

— Quand ? Hier matin.

— Et cette nuit, où étiez-vous ?

— Mais, c’est simple, au déchargement.

— Vous avez travaillé la nuit ? demandai-je moi-même.

— Sans doute, nous avons travaillé.

— Et aujourd’hui, quand êtes-vous venu ici ?

— Dès le matin, quand voulez-vous que ce soit ?

— Et quand aurez-vous fini votre travail ?

— Quand on nous dira de partir, alors nous finirons.

Les quatre ouvriers qui complétaient l’équipe se montrèrent alors. Tous étaient sans pelisse, en blouses déchirées, malgré un froid de 20°.

Je me mis à les interroger sur les moindres détails de leur travail ; et ils parurent étonnés de l’intérêt que je prenais pour une chose qu’ils trouvaient toute simple et naturelle, pour leur travail de trente-six heures.

Tous sont de la campagne, la plupart viennent des provinces de Toula, il y en a aussi d’Orel et de Voronèje. Ils vivent à Moscou, quelques-uns avec leur famille, mais la plupart seuls et ceux-ci envoient de l’argent à la maison.

Ils prennent leurs repas isolément, chez leurs logeurs. La nourriture coûte 10 roubles par mois, et ils mangent toujours de la viande, sans tenir compte des carêmes.

Ils ont, non pas trente-six heures consécutives de travail, mais toujours plus, car pour aller et revenir de leur logement à la gare, il faut à peu près une heure, et en outre, on les retient souvent au travail plus que le temps convenu. À ce travail de trente-sept heures consécutives, ils gagnent à peu près 25 roubles par mois.

À ma question ; « Pourquoi faites-vous tel travail de galériens ? » on me répondit :

— Que pouvons-nous faire ?

— Mais pourquoi donc travailler trente-six heures de suite, n’y aurait-il pas moyen de changer plus souvent les équipes ?

— On nous ordonne ce travail.

— Mais pourquoi y consentez-vous ?

— Parce qu’il faut manger, et si on refuse, alors, congédié. Si on arrive une heure en retard, tout de suite le compte et va ; et dix hommes sont là tout prêts à prendre la place.

Les ouvriers étaient des jeunes gens, un seul, plus âgé, pouvait avoir quarante ans. Tous avaient le visage maigre, fatigué, les yeux battus comme s’ils avaient bu. L’ouvrier avec lequel j’avais parlé tout d’abord me frappait surtout par cette étrange fatigue du regard. Je lui demandai s’il n’avait pas bu aujourd’hui.

— Je ne bois pas, répondit-il sans hésiter, et du ton d’un homme qui vraiment ne boit pas. Et je ne fume pas, ajouta-t-il.

— Et les autres boivent ? demandai-je.

— Oui, ils boivent, on apporte ici…

— Le travail est dur, il faut se donner des forces, repartit le plus âgé des ouvriers.

Ce dernier avait même un peu bu, mais c’était à peine sensible. Tout en causant avec les ouvriers j’allai regarder le déchargement.

En passant devant les longues files de marchandises, je m’approchai des ouvriers qui poussaient lentement un wagon chargé. — Le déplacement des wagons et l’enlèvement de la neige sont faits, comme je l’ai su plus tard des ouvriers, sans rémunération, c’est stipulé dans le contrat. — Ces ouvriers étaient maigres et déchirés, comme ceux avec lesquels je parlais. Quand ils eurent poussé le wagon jusqu’à sa place, ils s’arrêtèrent ; je m’approchai d’eux et leur demandai depuis quand ils étaient au travail et quand ils avaient dîné. Ils me répondirent qu’ils s’étaient mis au travail à sept heures, et qu’ils venaient de dîner à l’instant, car le travail pressait et on ne les avait pas laissés s’en aller.

— Et quand vous laissera-t-on partir ?

— Oh, ça dépend. On nous garde quelquefois jusqu’à dix heures, répondirent les ouvriers comme s’ils se vantaient.

Voyant l’intérêt que je prenais à leur sort, les ouvriers m’entourèrent, et, croyant sans doute que j’étais un chef, plusieurs ensemble me racontèrent ce qui, évidemment, leur tenait le plus au cœur ; c’est que la chambre dans laquelle ils pouvaient parfois se chauffer et dormir une heure entre le travail de jour et le travail de nuit, était trop petite, et tous en exprimaient un vif mécontentement.

— Nous sommes quelquefois cent hommes, et il n’y a pas où s’allonger, même sous les planches c’est trop étroit, disaient des voix mécontentes, regardez vous-même, ce n’est pas loin.

Le logement était effectivement très étroit, dans cette chambre de dix archines carrées, il n’y avait place sur les planches que pour quarante hommes au plus. Quelques ouvriers entrèrent derrière moi dans la chambre, et tous se plaignaient amèrement de l’exiguïté de ce réduit : « Même sous les planches, on ne peut s’allonger », disaient-ils.

Tout d’abord, il me sembla étrange que des hommes qui sont habitués à rester sans pelisse à un froid de 20°, à porter pendant trente-sept heures des fardeaux de dix pouds, à dormir et à manger, non quand c’est nécessaire, mais quand il plaît aux chefs et qui en général travaillent plus que des chevaux de trait, se plaignent surtout de l’exiguïté de leur chambre commune. Oui, tout d’abord, cela me parut étrange ; mais, en réfléchissant à leur situation, je compris quels sentiments pénibles doivent éprouver ces hommes, qui ne dorment jamais à temps et qui ont toujours froid, quand au lieu de se reposer et de se réchauffer, ils s’allongent sur le parquet sale, sous les planches, et là meurtrissent encore plus leur corps et se contaminent dans un air suffocant. Dans cette heure tourmentée, quand ils font de vains efforts pour dormir et se reposer, ils sentent probablement, d’une façon confuse, l’horreur de leur travail de trente-sept heures qui ruine leurs vies, et c’est pourquoi ils se révoltent surtout contre l’exiguïté du logement, ce qui peut sembler aux autres un fait assez peu grave.

Après avoir regardé quelques autres équipes à leur travail, après avoir causé avec plusieurs ouvriers, et entendu de tous la même plainte, je suis revenu à la maison, bien convaincu cette fois que ma connaissance m’avait dit la vérité. C’était vrai que pour un salaire donnant à peine la nourriture, des hommes, qui se croient des êtres libres, trouvent nécessaire de faire un travail, qu’au temps de l’esclavage, le propriétaire même le plus cruel, n’aurait pas donné à ses esclaves. Eh quoi ! un propriétaire d’esclaves ! mais aucun cocher ne ferait faire tel travail à son cheval, car un cheval coûte de l’argent, et il ne serait pas pratique d’abréger les jours d’un animal de prix par un travail de trente-sept heures.


II
L’INDIFFÉRENCE DE LA SOCIÉTÉ


Forcer des hommes à travailler trente-sept heures consécutives, sans sommeil, c’est non seulement cruel, mais peu économique. Et cependant ce peu d’économie de la vie humaine se produit sans cesse autour de nous. En face de la maison que j’habite, il y a une fabrique de soieries, aménagée selon les dernières prescriptions de la technique ; là travaillent et vivent 3000 femmes et 700 hommes. De chez moi, j’entends le bruit incessant des machines, et je sais, car je suis allé là-bas, ce qu’il signifie. Trois mille femmes debout pendant douze heures, sont devant les établis et parmi un bruit terrible elles pelotonnent et dévident les fils de soie avec lesquels on fera des étoffes. Toutes ces femmes, à l’exception de celles qui sont arrivées récemment de la campagne, ont un aspect maladif. La plupart d’entre elles mènent une vie dépravée et immorale. Presque toutes, mariées ou non mariées, aussitôt après l’accouchement envoient leurs enfants à la campagne ou dans une crèche, où 90 pour 100 de ces enfants périssent, et les mères, pour ne pas être remplacées, viennent à la fabrique deux ou trois jours après l’accouchement. Ainsi pendant vingt ans, je sais que des dizaines de mille de mères jeunes et fortes sont mortes ; et que maintenant aussi des mères continuent à détruire leurs vies et celles de leurs enfants pour préparer des étoffes de velours et de soie.

Hier, j’ai rencontré un jeune mendiant appuyé sur des béquilles, le dos difforme ; il travaillait dans une usine ; là il est tombé et s’est fait quelques lésions internes ; pour les remèdes et le médecin, il a dépensé tout son avoir, et maintenant, depuis huit années, sans asile, il demande l’aumône et se plaint de ce que Dieu ne lui envoie pas la mort. Que de vies perdues ainsi et que nous ne savons pas ! ou plutôt nous le savons, mais nous n’y faisons pas attention, convaincus qu’il doit en être ainsi.

Je sais qu’à l’usine métallurgique, à Toula, certains ouvriers pour avoir un dimanche de libre sur deux, restent à l’usine une journée et une nuit, c’est-à-dire travaillent vingt-quatre heures consécutives. J’ai vu ces ouvriers ; tous boivent du vin pour soutenir en eux l’énergie, et, de même que les hommes d’équipe du chemin de fer ils dépensent rapidement non l’intérêt, mais le capital de leurs vies. Et la destruction des vies des hommes qui font un travail sciemment nuisible : les typographes, empoisonnés par la poussière de plomb ; les ouvriers des usines de glaces, d’allumettes, de sucre, de tabac, les mineurs !…

Les données statistiques de l’Angleterre montrent que la longévité moyenne des hommes des classes supérieures est 55 ans ; et celle des ouvriers de professions malsaines 29 ans. Il semble que, sachant cela (et il est impossible de l’ignorer), nous qui profitons de ce travail, qui coûte des vies humaines, nous ne puissions, à moins d’être des animaux féroces, avoir un moment de tranquillité. Et cependant, nous, les hommes aisés, libéraux, humains, sensibles non seulement aux souffrances des hommes, mais à celles des animaux, nous profitons sans cesse de ce travail et tâchons de nous enrichir de plus en plus, c’est-à-dire de profiter de plus en plus de ce travail, et nous restons tout à fait tranquilles.

Par exemple, en apprenant que les hommes d’équipe travaillent trente-sept heures et ont un logement insuffisant, aussitôt, nous enverrons là-bas un inspecteur, qui reçoit un bon salaire ; nous défendrons un travail de plus de douze heures, en laissant les ouvriers, qui seront privés d’un tiers de leur gain, se nourrir comme ils le pourront ; nous obligerons encore la Compagnie à construire une chambre plus spacieuse pour les ouvriers, et alors, avec la conscience tout à fait tranquille, nous recevrons et enverrons des marchandises par le chemin de fer ; nous recevrons les appointements, les dividendes, les revenus des maisons, de la terre, etc. En apprenant que dans les fabriques de soies, les femmes et les filles qui vivent loin de leurs familles, parmi les tentations, perdent leurs vies et celles de leurs enfants ; que la plupart des blanchisseuses qui repassent nos chemises, et les typographes qui composent les livres qui nous distraient et les journaux, deviennent phtisiques, nous hausserons seulement les épaules et dirons que nous regrettons infiniment qu’il en soit ainsi, mais que nous n’y pouvons rien. Et avec la conscience tranquille, nous continuerons d’acheter des étoffes de soie, de porter des chemises empesées et de lire les journaux le matin. Nous sommes très soucieux du repos des employés ; encore plus, du surmenage scolaire de nos enfants ; nous défendons sévèrement aux charretiers de surcharger leurs chevaux ; dans les abattoirs nous faisons même en sorte que les animaux souffrent le moins possible ; et d’où vient cet étrange aveuglement aussitôt qu’il s’agit de ces millions d’ouvriers qui partout, lentement, et souvent avec les plus grandes souffrances, se tuent à leurs travaux dont nous profitons pour notre commodité et nos plaisirs.


III
LA JUSTIFICATION PAR LA SCIENCE,
DE LA SITUATION EXISTANTE


Cet étonnant aveuglement des hommes de notre société ne peut s’expliquer que d’une seule façon. Quand les hommes agissent mal, ils inventent toujours une explication d’après laquelle leurs actes mauvais ne sont pas tels, mais les résultats de lois immuables qui sont hors de leur puissance. Dans l’antiquité, une telle explication consistait en ce que l’immuable volonté de Dieu a décerné aux uns une situation inférieure et l’obligation du travail, et aux autres, une haute situation et la jouissance de tous les biens de la vie. Sur ce thème furent écrits quantités de livres et prêchés un nombre incalculable de sermons. Ce thème était discuté de maintes façons. On prouvait que Dieu a créé des hommes différents : les esclaves et les maîtres, et que les uns et les autres doivent être contents de leur sort. Ensuite on décrétait que les esclaves seraient récompensés dans l’autre monde ; puis on expliquait que les esclaves, sans doute, devaient rester tels, mais que ce serait bien si les maîtres étaient plus indulgents pour eux. Enfin, est venue l’explication la plus récente, postérieure à l’affranchissement des esclaves : que la richesse est confiée par Dieu à certains hommes pour qu’ils en emploient une partie en bonnes œuvres ; et alors, la richesse des uns et la pauvreté des autres ne présentent rien de mal.

Ces explications ont satisfait très longtemps les pauvres et les riches surtout. Mais il vint une époque où ces explications furent insuffisantes, pour les pauvres surtout, qui commencèrent à comprendre leur situation, et alors il en fallut de nouvelles, et juste dans ce temps, elles parurent. Ces nouvelles explications se revêtirent d’attributs scientifiques : l’économie politique affirmait avoir trouvé les lois selon lesquelles le travail et la jouissance de ses produits sont répartis entre les hommes. D’après la doctrine de cette science, ces lois consistent en ce que la distribution du travail et la jouissance des produits qu’il fournit dépendent de l’offre et de la demande, du capital, de la rente, du salaire, de la rétribution, du profit, etc. ; en général, de lois immuables qui régissent l’activité économique des hommes. Sur ce sujet, en un temps très court, ont été écrits non moins de livres et de brochures, ont été faites non moins de conférences, que jadis de traités, de livres et de sermons sur l’ancien thème. Et maintenant, encore et sans cesse, on écrit une masse de brochures et de livres, on fait des conférences, et tous ces livres et toutes ces conférences sont aussi vagues et aussi difficiles à comprendre que les traités religieux et les sermons ; et eux aussi atteignent parfaitement leur but : ils expliquent si bien l’état de choses existant, que chaque homme peut être tranquille, ne pas travailler, et profiter du travail des autres. Les économistes pour déclarer vrais leurs principes, n’ont été nullement embarrassés de ce fait que pour édifier leur science fausse, ils ont pris comme modèle de l’état général, non la situation de tous les hommes de tous les pays et pendant tous les temps historiques, mais la situation des hommes de la petite Angleterre qui se trouvait dans des conditions tout à fait exceptionnelles à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe. De même, les querelles individuelles et les désaccords des artisans de cette science qui ne peuvent s’entendre sur la définition du capital, de la rente, du produit net, etc., ne les embarrassent pas davantage. Une seule proposition de cette science est reconnue par tous : c’est que les relations des hommes s’établissent non sur ce que les hommes croient bon ou mauvais, mais sur ce qui est avantageux aux hommes des classes supérieures.

On admet comme vérité indiscutable que si, dans la société, il y a beaucoup de brigands et de voleurs qui enlèvent aux travailleurs les produits de leur travail, cela arrive non parce que les brigands et les voleurs agissent mal, mais parce que telles sont les lois économiques immuables qui ne peuvent se modifier que par une lente évolution. Et c’est pourquoi, selon la doctrine de la science, les brigands, les voleurs et les recéleurs qui profitent du pillage et du vol peuvent tranquillement continuer à profiter des choses pillées et volées.

Bien que la plupart des hommes de notre société ne connaissent pas en détail ces explications tranquillisantes de la science, de même que beaucoup d’hommes d’autrefois ne connaissaient pas en détail les explications théologiques justifiant leur situation ; tous savent cependant que de telles explications existent, que les hommes sages et instruits ont prouvé indiscutablement et continuent à prouver que l’état actuel des choses est tel qu’il doit être, et que c’est pourquoi on peut vivre tranquillement dans cet état de choses sans essayer de le changer.

C’est le seul moyen par lequel je peux m’expliquer cet aveuglement étrange dans lequel se trouvent les honnêtes gens de notre société qui désirent sincèrement qu’on ne fasse pas de mal aux animaux, et qui, avec la conscience tranquille, dévorent les vies de leurs frères.


IV
L’AFFIRMATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
SUR LA NÉCESSITÉ POUR LES LABOUREURS
DE PASSER PAR LA FABRIQUE


Cette théorie, que la volonté de Dieu demande que certains hommes possèdent les autres, a satisfait les hommes pendant très longtemps. Mais cette théorie, qui justifiait la cruauté des hommes, la poussa jusqu’au plus haut degré, et par cela même excita la résistance et le doute en sa légitimité.

De même, maintenant, cette théorie, que l’évolution économique s’accomplit selon des lois immuables grâce auxquelles les uns doivent accaparer tous les capitaux, et les autres travailler toute leur vie pour accroître ces capitaux, en excitant une cruauté de plus en plus grande chez certains hommes à l’égard des autres, commence aussi à faire naître quelques doutes, surtout parmi les gens simples qui ne sont pas hypnotisés par la science.

Vous voyez, par exemple, les hommes d’équipe qui ruinent leur vie par un travail de trente-sept heures, ou des femmes dans les fabriques, ou des blanchisseuses, ou des typographes, ou tous ces milliers d’hommes qui vivent dans les conditions terribles et antinaturelles d’un travail monotone, abrutissant, exagéré ; et vous demandez : Qu’est-ce qui a conduit ces hommes à telle situation, et comment les en affranchir ? Et la science vous répond que ces hommes sont dans cette situation parce que le chemin de fer appartient à telle ou telle Compagnie, la fabrique de soies à tel ou tel personnage, et qu’en général toutes ces usines, fabriques, typographies, blanchisseries, etc., appartiennent aux capitalistes. Mais, dit la science, cette situation s’améliorera, car les ouvriers en se groupant en syndicats et sociétés coopératives, par les grèves et par leur participation au gouvernement, auront de plus en plus d’influence sur les patrons et sur les gouvernements, et obtiendront d’abord la diminution des heures de travail et l’augmentation des salaires, et à la fin, ils arriveront à faire que tous les instruments de production se trouvent entre leurs mains, et alors tout sera bien. Mais, pour le moment, tout va comme il convient ; il ne faut rien changer.

Cette réponse ne peut pas manquer d’étonner beaucoup les hommes simples et surtout les Russes.

Premièrement, la possession par les capitalistes des instruments de production n’explique aucunement le sort des hommes d’équipe, des ouvrières des fabriques, de tous ces milliers d’ouvriers qui souffrent d’un travail pénible, malsain, abrutissant. Les instruments de production agricole de ces ouvriers qui travaillent maintenant sur la ligne de chemin de fer ne sont pas du tout accaparés par les capitalistes, ils ont la terre, les chevaux, les herses, les araires et tout ce qu’il faut pour labourer. De même, les femmes qui travaillent aux fabriques, non seulement n’y sont pas obligées parce qu’on leur a ôté les instruments de production, mais, au contraire, la plupart quittent, contre le désir des membres âgés de la famille, la maison où leur travail est très nécessaire, et où il y a tout ce qu’il faut pour travailler. La même chose existe pour des millions d’ouvriers, en Russie et dans les autres États. Ainsi, on ne peut voir dans l’accaparement des instruments de production par les capitalistes la cause de l’état miséreux des ouvriers. La cause doit être dans la raison qui les chasse de la campagne.

Deuxièmement, ni la diminution des heures de travail, ni l’augmentation des salaires, ni la diffusion des instruments de production, n’affranchiront les ouvriers de cette situation, même dans ce lointain avenir que la science donne comme terme.

Tout cela ne peut améliorer leur situation, parce que la misère du sort des ouvriers, soit au chemin de fer, soit à la fabrique de soierie, soit dans toute autre fabrique ou établissement, est, non dans la plus ou moins grande quantité des heures de travail (le laboureur, qui se trouve heureux, travaille quelquefois dix-huit heures, et même jusqu’à trente-six heures consécutives), non dans la médiocrité du salaire, non dans ce que le chemin de fer ou la fabrique ne leur appartiennent pas, mais dans ce que ces ouvriers sont forcés de travailler dans les conditions malsaines, antinaturelles et souvent dangereuses de la vie urbaine, pleine de tentations et d’immoralité, et aussi de travailler par force et pour les autres.

Dans les derniers temps, on a diminué les heures de travail et augmenté les salaires, mais cela n’a pas amélioré la situation des ouvriers, si l’on a en vue, non leurs habitudes de luxe : la montre et la chaîne, le tabac, le vin, la bière, etc., mais leur vrai bien-être, c’est-à-dire leur santé, leur moralité et principalement leur liberté.

Dans la fabrique de soie que je connais, vingt ans auparavant, travaillaient presque exclusivement des hommes ; la durée du travail était 14 heures par jour, ils gagnaient en moyenne 15 roubles par mois, et ils envoyaient la plus grande partie de ce salaire à leur famille, à la campagne. Maintenant, dans cette fabrique travaillent surtout des femmes ; la durée du travail est 11 heures, et elles gagnent, les unes jusqu’à 25 roubles par mois, et la moyenne plus de 15 roubles ; mais la plupart n’envoient pas d’argent à la maison et le dépensent ici, principalement par l’ivrognerie et la dépravation. La diminution des heures de travail ne fait qu’augmenter le temps qu’elles passent au cabaret.

La même chose se passe, à un degré plus ou moins grand, dans toutes les fabriques et les usines. Partout, malgré la diminution des heures de travail et l’augmentation du salaire, la santé, — comparativement à celle de l’homme des champs, — s’affaiblit ; la moyenne de la longévité s’abaisse, et la moralité diminue ; et il n’en saurait être autrement, puisque les hommes se détachent de plus en plus des conditions qui aident le plus à la moralité : de la vie de famille et du travail libre, noble et varié de l’agriculture

Quelques économistes affirment qu’avec la diminution des heures de travail, l’augmentation du salaire et l’amélioration des conditions sanitaires des fabriques, la santé et la moralité des ouvriers seront meilleures en comparaison de ce qu’elles étaient dans leur situation antérieure. C’est possible. Peut-être même que, dans ces derniers temps, la situation des ouvriers de certaines fabriques est meilleure, quant aux conditions extérieures, que celle des populations agricoles ; mais cela n’arrive qu’en certains endroits, et parce que le gouvernement et la société, sous l’influence des démonstrations scientifiques, font tout leur possible pour empirer la situation des populations de la campagne et améliorer celle des populations des fabriques.

Si la situation des ouvriers des fabriques est, dans certains endroits, meilleure que celle des ouvriers de la campagne, cela prouve seulement qu’il est possible de gâter, par des pressions de toutes sortes, la vie la meilleure par ses conditions extérieures, et qu’il n’y a pas de situation, si antinaturelle et si mauvaise soit-elle, à laquelle l’homme ne puisse s’adapter en restant lui pendant quelques générations.

La calamité de la situation de l’ouvrier de fabrique et, en général, de l’ouvrier urbain, n’est pas en ce qu’il travaille longtemps et qu’il reçoit peu, mais en ce qu’il est privé des avantages de la vie au milieu de la nature, qu’il est privé de liberté, et qu’il est condamné à un travail forcé dont profite un autre.

C’est pourquoi la réponse aux questions : Pourquoi les ouvriers de fabrique et les ouvriers urbains se trouvent-ils dans une situation misérable ? et comment y remédier ? ne peut être celle-ci : C’est que les capitalistes ont accaparé les instruments de production, et que la situation des ouvriers s’améliorera par la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires et la généralisation des instruments de production. La réponse à ces questions doit se trouver dans la démonstration des causes qui ont arraché les hommes à la vie dans la nature, et qui les ont amenés à l’esclavage de la fabrique, et dans la démonstration des moyens d’affranchir les ouvriers de cette nécessité de l’émigration de la vie libre de la campagne à la vie esclave de la fabrique.

Ainsi, dans la question : Pourquoi les ouvriers urbains sont-ils dans une situation misérable ? est contenue avant tout celle-ci : Quelles causes ont chassé ces hommes de la campagne où leurs aïeux ont vécu et où eux-mêmes pouvaient vivre, et qu’est-ce qui les a amenés ou les amène, contre leur volonté, aux fabriques et aux usines ? Et s’il y a des ouvriers qui, comme en Angleterre, en Belgique et en Allemagne, vivent déjà dans les fabriques depuis plusieurs générations, ce n’est pas par leur volonté, mais parce que leurs parents, aïeux ou bisaïeux, ont été forcés, par une chose ou une autre, à changer la vie des champs qu’ils aimaient pour la vie urbaine et de la fabrique, ce qui leur fut très pénible.

La population agricole, dit Marx, fut d’abord, par la force, privée de la terre, puis chassée, et elle dut errer au hasard ; puis, en vertu de lois cruelles, on l’a torturée par le fer, par le feu et par le fouet, afin de la soumettre au travail privé. C’est pourquoi la question : Comment affranchir les ouvriers de leur situation misérable ? se ramène naturellement à celle-ci : Comment supprimer les causes qui ont chassé déjà quelques hommes et qui chassent maintenant et veulent chasser les autres d’une situation que ces hommes ont cru et croient bonne, et qui les ont conduits et les conduisent dans une situation qu’ils ont cru et croient mauvaise ?

La science économique, bien qu’elle montre en passant les causes qui ont chassé de la campagne les ouvriers, ne s’occupe pas du tout des moyens de supprimer ces causes, mais elle porte toute son attention sur ceux d’améliorer la situation actuelle des ouvriers de fabriques et d’usines. Elle semble croire que la situation de ces ouvriers est quelque chose d’immuable, qui, coûte que coûte, doit rester telle quelle pour ceux qui sont déjà aux fabriques, et que les ouvriers qui n’ont pas encore quitté la campagne et le travail agricole devront s’y soumettre. C’est peu. La science économique est si convaincue que tous les ouvriers agricoles doivent inévitablement passer par l’état urbain des fabriques, qu’en dépit des savants et des poètes qui, en tous pays et toujours, ont vu la réalisation de l’idéal du bonheur humain dans les conditions de la vie champêtre ; et, bien que tous les ouvriers non dépravés aient préféré et préfèrent toujours le travail agricole à tout autre ; bien que le travail des fabriques soit toujours malsain et monotone, tandis que celui des champs est plus sain et plus varié ; bien que le travail agricole soit toujours libre (en ce sens que l’ouvrier peut, par sa volonté, changer de travail et prendre du repos) et le travail de fabrique, — quand bien même la fabrique appartiendrait aux ouvriers eux-mêmes, — toujours forcé et dépendant de la machine ; bien que le travail de fabrique soit toujours dérivé, et le travail agricole fondamental, puisque sans lui ne pourrait exister aucune fabrique, malgré tout cela, la science économique affirme quand même que les ouvriers de la campagne, non seulement ne souffrent pas d’émigrer à la ville, mais qu’ils le désirent et qu’ils envient ceux qui peuvent le faire.


V
LA CAUSE DE L’ERREUR DE CETTE AFFIRMATION


Malgré toute l’injustice et la fausseté de cette affirmation des hommes de science : que le bien de l’humanité doit s’obtenir par le travail monotone et forcé des fabriques ; — ce qui est profondément opposé à la nature humaine et la révolte — ils y sont amenés inévitablement, comme autrefois les théologiens étaient amenés à cette affirmation aussi clairement injuste : que les maîtres et les esclaves sont des êtres différents, et que l’infériorité de la situation de ceux-ci, dans le monde, serait récompensée dans l’autre.

La cause de cette affirmation si franchement injuste vient de ce que les hommes qui ont établi et établissent les propositions de la science appartiennent aux classes aisées, et ils sont si habitués aux conditions avantageuses pour eux, dans lesquelles ils vivent, qu’ils n’admettent pas la pensée que la société pourrait exister en dehors de ces conditions. Et ces conditions auxquelles sont habitués les hommes des classes aisées comprennent cette grande production d’objets divers, nécessaires pour leurs commodités et leurs plaisirs et qui est possible grâce aux usines et aux fabriques qui existent actuellement.

C’est pourquoi, en discutant sur l’amélioration du sort des ouvriers, les hommes de science, qui appartiennent aux classes aisées, ne peuvent concevoir qu’un état de choses, dans lequel subsistera la production des fabriques et par suite les commodités de la vie dont ils profitent. Même les hommes de science les plus avancés : les socialistes, en demandant pour les ouvriers l’entière propriété des instruments de production, ont toujours en vue que la production des mêmes objets ou d’objets analogues continuera dans les mêmes ou dans de semblables fabriques, et avec la même division du travail. Selon leur doctrine, la seule différence c’est que tous profiteront des commodités dont eux-mêmes jouissent maintenant. Ils laissent entrevoir vaguement qu’avec la mise en commun des instruments de travail, les hommes de science, et en général les hommes des classes dominantes participeront aussi aux travaux, mais surtout comme ordonnateurs, dessinateurs, techniciens, peintres, etc. Mais qui fabriquera la céruse pour les fards, qui sera chauffeur, mineur, vidangeur ? ils se taisent ou supposent que tous les moyens de travail seront si perfectionnés, qu’il sera même agréable de nettoyer les cloaques. Ainsi ils représentent la vie économique dans les utopies, comme par exemple Bellamy ou les traités des savants. D’après eux, les ouvriers seront tous unis en syndicats et sociétés et apprenant la solidarité, arriveront par les réunions, les grèves, la participation au gouvernement, jusqu’à l’accaparement de tous les instruments de production, la terre y comprise. Et alors, ils se nourriront et se vêtiront si bien, ils s’amuseront tant le dimanche, qu’ils préféreront la vie urbaine, parmi les pierres et les tuyaux de cheminées à la vie des champs, au grand air, parmi les plantes et les animaux domestiques ; le travail monotone, réglé par la cloche et la machine, au travail agricole varié, sain et libre.

Bien que cette hypothèse ne soit pas plus fondée que celle des théologiens sur ce paradis dont profiteront dans l’autre monde les ouvriers qui auront tant peiné dans le nôtre, les hommes savants et instruits de notre temps croient cependant à cette doctrine étrange, de même que les hommes savants et spirituels ont cru au paradis dans l’autre monde pour les ouvriers. Et les hommes savants et leurs disciples, les hommes des classes aisées, croient cela parce qu’ils ne peuvent pas n’y pas croire. Un dilemme s’impose à eux : ou ils doivent comprendre que tout ce dont ils profitent, depuis le chemin de fer jusqu’aux allumettes et au tabac, est le travail de leurs frères et coûte quantités de vies humaines, et qu’ils sont très coupables de profiter d’un travail auquel ils ne participent pas ; ou ils doivent croire que tout ce qui se passe se fait pour le bien-être général en vertu des lois immuables de la science économique.

Et là se trouve la cause psychologique qui force les hommes spirituels, instruits à affirmer avec assurance et opiniâtreté un mensonge aussi grossier que celui-ci : qu’il est mieux pour les ouvriers d’abandonner la vie heureuse et saine de la campagne pour aller aux fabriques et aux usines détruire leur corps et leur âme.


VI
L’INSOLVABILITÉ DE L’IDÉAL SOCIALISTE


Même en admettant cette affirmation injuste et contraire à toutes les qualités de la nature humaine : qu’il est mieux pour les hommes de vivre dans les villes et de faire aux fabriques un travail machinal et forcé, que de faire à la campagne un travail libre, l’idéal même auquel conduit, selon les hommes de science, l’évolution économique, renferme en soi une contradiction qu’on ne peut nullement expliquer. Cet idéal consiste en ce que les ouvriers seront maîtres des instruments de production et profiteront de toutes les commodités et de tous les plaisirs qui sont actuellement réservés aux hommes aisés. Tous seront bien logés, bien vêtus, bien nourris, tous seront éclairés à l’électricité, et marcheront sur l’asphalte, tous fréquenteront les concerts et les théâtres ; tous liront les journaux et les livres ; se promèneront en automobiles, etc. Mais pour que tous profitent de certains objets il faut distribuer la production des objets désirés, c’est-à-dire fixer combien de temps doit travailler chaque ouvrier. Comment faire cela ? Les données statistiques peuvent définir (et très imparfaitement) les besoins des hommes dans une société en proie au capitalisme, à la misère ; mais aucune donnée statistique ne montrera combien d’objets et quels objets il faut pour satisfaire les besoins d’une société dans laquelle les instruments de production appartiendront à la société même, c’est-à-dire là où les hommes seront libres. On ne pourra nullement définir les besoins d’une telle société parce que dans une telle société les besoins dépasseront toujours de beaucoup la possibilité de les satisfaire. Chacun voudra avoir tout ce qu’ont maintenant les plus riches, et c’est pourquoi il est impossible de calculer le nombre d’objets nécessaires à une telle société. En outre, comment faire fabriquer aux hommes des objets que les uns jugeront nécessaires et que les autres déclareront inutiles et même nuisibles ? Si l’on prouve que pour satisfaire les besoins de cette société, chacun doit travailler six heures par jour, qui forcera un homme dans une société libre, à travailler ces six heures, s’il estime qu’une partie de ces heures est employée à la production d’objets qu’il croit inutiles ou nuisibles ?

Il est évident que dans la société actuelle, les objets les plus compliqués, les plus perfectionnés et les plus variés, dont la production est très avantageuse pour leurs propriétaires et dont nous sommes très heureux de profiter, sont obtenus avec une grande économie de force grâce aux machines et surtout à la division du travail. Mais de ce que ces objets sont très bien faits et fabriqués avec une petite dépense de force ; de ce qu’ils sont avantageux pour les capitalistes et nécessaires pour notre bien-être, ne résulte pas que les hommes continueraient à fabriquer ces objets, s’ils étaient libres. Il est évident que Krupp, avec la distribution actuelle du travail, fera très vite et très artistement d’excellents canons, N. N. fera très vite et très habilement de très belles soieries ; S. S., des parfums et de la poudre qui embellira le visage ; Popoff, de la très bonne eau-de-vie, etc. ; ce qui est très avantageux pour les producteurs et les consommateurs de ces objets. Mais les canons, les parfums, les eaux-de-vie sont désirables pour ceux qui veulent accaparer les marchés chinois ; pour ceux qui tiennent beaucoup à la beauté de leur teint, pour ceux qui aiment à boire ; mais il y a sans doute des hommes qui trouvent nuisible la production de ces objets. Et sans parler même de tels objets, il y a toujours des hommes pour trouver inutiles et même nuisibles les expositions, la bière, la viande. Comment forcer ces hommes à participer à la production de telles choses ? Mais, si même les hommes trouvaient le moyen de s’entendre pour produire certains objets, — et ce moyen n’existe pas en dehors de la violence — qui dans une société libre, sans la production capitaliste, sans concurrence, sans l’offre et la demande, décidera sur quels objets il faut diriger promptement les forces ; quels objets il faut faire d’abord ; quels autres ensuite ? Faut-il construire d’abord le Transsibérien et fortifier Port-Arthur, puis après faire des chemins vicinaux, ou inversement ? Faut-il installer d’abord l’éclairage électrique ou l’arrosage des champs ? Et ensuite, encore une question non résolue avec la liberté des ouvriers : qui travaillera et quel travail ? Évidemment il sera plus agréable à chacun de s’occuper de sciences ou de peinture que d’être chauffeur ou vidangeur. Comment concilier les hommes dans cette répartition du travail ?

Aucune donnée statistique ne répond à ces questions.

La résolution de ces questions n’est possible que dans la mesure où il y aura des hommes qui auront le pouvoir d’organiser les choses ; les uns résoudront ces questions, et les autres leur obéiront.

Mais outre les questions de distribution des produits et de choix du travail, avec la socialisation des instruments de production, se présente encore une question et la principale : sur la répartition du travail qui peut être établie dans la société socialiste. La distribution actuelle du travail est dirigée par les besoins des ouvriers. L’ouvrier consent à passer toute sa vie sous la terre, à faire toute sa vie un centième d’un objet quelconque ou des mouvements monotones des mains, parmi le bruit des machines, par la raison seule que sans cela, il n’aurait pas de moyens d’existence. Mais l’ouvrier qui possède des instruments de production, et qui grâce à cela ignore la misère, ne consentira que par la violence à se soumettre aux conditions abrutissantes de la distribution actuelle du travail. La division du travail est vraiment très avantageuse aux hommes ; mais si les hommes sont libres, la division du travail n’est possible que jusqu’à un certain point que notre société a dépassé depuis longtemps.

Si un paysan s’occupe exclusivement de cordonnerie et sa femme d’un métier textile : si un autre paysan laboure, si un troisième forge, chacun acquerra dans son travail une habileté exclusive, et l’échange de leurs produits sera très avantageux pour tous. Une telle distribution est donc bonne et naturellement, tous les hommes libres échangeront ainsi leurs travaux. Mais la distribution du travail par laquelle l’ouvrier fait toute sa vie un centième d’un objet quelconque ; ou le chauffeur qui à une température de 50 degrés s’empoisonne par des gaz délétères, n’est pas avantageuse pour les hommes parce que, pour la production d’objets infimes, elle mine le bien le plus précieux : la vie humaine. C’est pourquoi la distribution actuelle du travail ne peut exister que par la force. Rodbertus dit que la division du travail fait de l’humanité une commune. C’est vrai, mais seule la division libre du travail — c’est-à-dire celle où les hommes se partagent volontairement le travail — lie l’humanité. Si des hommes ont décidé de faire une route, et si l’un pioche la terre, si l’autre apporte les pierres, si le troisième les casse, etc., telle division du travail lie les hommes. Mais si indépendamment du désir, et quelquefois même contre la volonté des ouvriers, on construit un chemin de fer stratégique, ou la tour Eiffel, ou toutes ces choses insignifiantes dont est pleine l’Exposition universelle ; et si un ouvrier est forcé d’extraire le minerai, l’autre, d’apporter le charbon, le troisième de fondre le minerai, le quatrième, de couper le bois, le cinquième, de le raboter, etc., sans avoir même la moindre idée de la destination des choses qu’ils font, une telle division du travail non seulement ne lie pas les ouvriers entre eux, mais les divise.

C’est pourquoi, avec la socialisation des instruments de travail, si les hommes sont libres, ils admettront une division du travail telle, que l’ouvrier en retire plus de bien que de mal. Et comme chaque homme voit le bien dans l’élargissement et la variété de son activité, il est évident que la division actuelle du travail sera impossible dans une société libre. Et aussitôt que se changera la division actuelle du travail, aussitôt diminuera, et dans d’énormes proportions, la production des objets dont nous profitons maintenant et dont profitera toute la société (socialiste).

Supposer qu’avec la généralisation des instruments de production subsistera la même abondance d’objets produits par une division forcée du travail, c’est la même chose que supposer qu’avec l’émancipation des serfs subsisteront les orchestres domestiques, les jardins, les tapis, les dentelles, les théâtres qui étaient faits par les serfs.

Ainsi l’hypothèse qu’avec la réalisation de l’idéal socialiste tous les hommes seront libres et en même temps profiteront de tout ou de presque tout ce dont profitent les classes aisées d’à présent, renferme en soi une contradiction évidente.


VII
LA CULTURE OU LA LIBERTÉ


Il se passe actuellement ce qui avait lieu au temps du servage. Alors, la majorité des propriétaires de serfs et en général tous les hommes des classes aisées, même s’ils reconnaissaient ce que la situation des serfs avait de dur, proposaient pour l’améliorer tout changement qui n’atteignait pas l’avantage principal du propriétaire.

De même, maintenant, les hommes des classes aisées qui reconnaissent que la situation des ouvriers est loin d’être bonne, proposent pour l’améliorer toute mesure n’atteignant pas la situation des hommes des classes aisées. Alors, le propriétaire « bon homme » parlait de la puissance paternelle et comme chez Gogol, conseillait aux autres d’être bons envers leurs serfs, mais n’admettait pas même l’idée de l’émancipation qui lui semblait préjudiciable et dangereuse ; de même, maintenant, la plupart des hommes aisés conseillent aux patrons d’être soucieux du bien-être de leurs ouvriers, mais eux aussi n’admettent pas l’idée d’un changement de la vie économique qui ferait les ouvriers tout à fait libres. Alors, les hommes libéraux, avancés, en reconnaissant immuable la situation des serfs, demandaient au gouvernement de diminuer la puissance des propriétaires et sympathisaient au soulèvement des serfs : de même, maintenant les libéraux, qui reconnaissent immuable l’état existant, demandent au gouvernement, la limitation des capitalistes et des fabricants et sont sympathiques aux syndicats, aux grèves et en général aux révoltes ouvrières.

Alors, les hommes les plus avancés demandaient l’affranchissement des serfs, mais dans leurs projets, les laissaient dans la dépendance des propriétaires de la terre ou des impôts et contributions : de même, maintenant les hommes les plus avancés demandent que les ouvriers soient affranchis des capitalistes, réclament la socialisation des instruments de production, mais avec cela, laissent les ouvriers sous la dépendance de la distribution et de la division actuelles du travail, qui selon eux sont immuables.

La doctrine de la science économique que professent les hommes aisés, qui se croient instruits et avancés, semble, au premier regard, libérale et même radicale, et contraire aux classes riches de la société. Mais en réalité, cette doctrine est conservatrice au plus haut degré, grossière et cruelle. D’une manière ou d’une autre, les hommes de science et avec eux toutes les classes aisées, veulent, coûte que coûte, défendre la distribution et la division actuelles du travail qui donnent la possibilité de produire cette grande quantité d’objets dont ils profitent. Les hommes de science et avec eux tous les hommes des classes aisées appellent civilisation, l’état économique actuel, et ils voient en elle — chemin de fer, télégraphe, téléphone, photographie, rayon Rœntgen, cliniques, expositions, etc., — quelque chose de tellement saint qu’ils n’admettent pas même l’idée d’un changement qui pourrait détruire cela en tout ou en partie. Selon la doctrine de cette science, on peut changer tout sauf ce qu’ils appellent la civilisation, bien qu’il soit de plus en plus évident que cette civilisation ne peut exister que par l’oppression des travailleurs. Mais les hommes de science sont si convaincus que cette culture est le plus grand des biens qu’ils disent avec hardiesse le contraire de ce que disaient autrefois les juristes : Fiat justitia, pereat mundus ; maintenant on dit : Fiat cultura, pereat justitia. Et non seulement on parle, mais on agit ainsi. En pratique et en théorie, on peut changer tout, sauf la civilisation, sauf les usines, les fabriques et tout ce qui se vend dans les magasins.

Et moi je pense que les hommes éclairés qui professent la loi chrétienne de fraternité et d’amour doivent dire justement le contraire. L’éclairage électrique, le téléphone, les expositions, les concerts et les spectacles, les cigares, les bretelles et les automobiles sont très bien, mais qu’ils aillent au diable à jamais et non seulement eux, mais aussi les chemins de fer, et tous les tissus, et tous les meubles qui sont dans le monde, si pour les produire il faut que 99 pour 100 des hommes soient en esclavage et périssent par milliers dans les fabriques nécessaires à la production de tous ces objets. Ne faudrait-il même que quelques vies humaines (et les statistiques montrent qu’il en faut beaucoup) pour que Londres ou Pétersbourg soient éclairés à l’électricité, ou pour qu’il y ait de jolis bâtiments à l’Exposition, ou pour conserver la beauté des visages, ou pour faire vite et beaucoup de belles étoffes ; alors mieux vaut que Londres ou Pétersbourg soient éclairés au gaz ou à l’huile ; qu’il n’y ait pas d’Exposition, qu’il n’existe ni fard, ni étoffes, mais que l’esclavage qui mine des vies humaines disparaisse.

Les hommes vraiment éclairés préféreront toujours revenir aux chevaux, et même à piocher la terre avec un morceau de bois ou avec leurs mains, que de voyager dans les chemins de fer qui chaque année écrasent régulièrement une telle quantité d’hommes, et cela, parce que les actionnaires des chemins de fer trouvent plus avantageux de payer des indemnités aux familles des victimes que de faire des chemins de fer qui ne puissent écraser les hommes.

Le principe des hommes vraiment éclairés n’est pas : Fiat cultura, pereat justitia ; mais Fiat justitia, pereat cultura. Mais la culture vraie, utile, ne se détruira pas. Dans aucun cas, les hommes ne devront retourner à piocher la terre par les mains, et à s’éclairer par l’huile ; ce n’est pas en vain que l’humanité, avec son esclavage a fait de tels progrès en technique. Il suffit que les hommes comprennent qu’on ne peut profiter pour son plaisir de la vie de ses frères, et ils pourront adopter tous les progrès techniques sans miner les vies de leurs frères. Ils pourront s’arranger pour profiter de tous les instruments de puissance sur la nature, dont on peut profiter sans tenir ses frères en esclavage.


VIII
L’ESCLAVAGE QUI EXISTE PARMI NOUS


Imaginons-nous un homme d’un pays tout à fait étranger au nôtre, et qui n’a aucune idée de notre histoire ni de nos lois, et auquel nous demanderions après lui avoir montré notre vie sous ses différentes réalités, quelle différence principale il trouve entre les divers hommes de notre monde ? La principale différence de la vie des hommes qui frapperait cet étranger, c’est que les uns — la minorité — ont les mains propres et blanches, et se nourrissent, s’habillent et se logent très bien ; travaillent très peu et font un travail agréable, ou ne travaillent pas du tout, et se distraient en dépensant pour cela les millions de journées de travail des autres hommes ; tandis que les autres, toujours sales, vêtus, logés et nourris pauvrement, ont les mains calleuses, et sans cesse du matin au soir et parfois même la nuit, travaillent pour ceux qui ne font rien et se distraient toujours.

S’il est difficile d’établir entre les esclaves contemporains et leurs propriétaires, une délimitation aussi nette que celle qui distinguait les esclaves d’autrefois de leurs propriétaires ; et si, parmi les esclaves de notre temps, il y en a qui ne le sont que provisoirement et ensuite deviennent propriétaires d’esclaves ; ou d’autres qui sont en même temps esclaves et propriétaires d’esclaves ; ce mélange des uns et des autres au point de contact n’affaiblit pas la vérité de cette proposition : que tous les hommes de notre temps se divisent nettement en esclaves et en maîtres ; de même que malgré le crépuscule la journée se divise en jour et en nuit.

Si chez le propriétaire de notre temps, il n’y a pas l’esclave Ivan qu’il peut envoyer aux fosses d’aisances porter ses excréments, il a trois roubles qui sont si nécessaires à des centaines d’Ivan, que le propriétaire de notre temps peut choisir n’importe lequel parmi ces centaines d’Ivan, et lui faire la grande faveur de lui permettre de nettoyer ses ordures.

Les esclaves contemporains sont non seulement tous ces ouvriers de fabriques et d’usines, qui pour exister doivent se vendre aux propriétaires de fabriques et d’usines, mais presque tous les laboureurs qui cultivent sur les champs étrangers le blé étranger ou qui cultivent leur propre terre, mais seulement pour payer les intérêts de leurs dettes.

Des milliers d’esclaves sont les nombreux laquais, cuisiniers, domestiques, portiers, cochers, garçons de bureau et autres qui toute leur vie font les choses les plus contraires à la dignité humaine et répugnantes pour eux-mêmes.

L’esclavage existe en pleine vigueur, mais nous ne le remarquons pas, de même qu’en Europe, à la fin du XVIIIe siècle, on ne remarquait pas la situation des serfs. Les hommes de cette époque croyaient que labourer la terre pour des maîtres et leur obéir, était une condition nécessaire, naturelle de la vie, et ne l’appelaient pas esclavage. De même, parmi nous, les hommes de notre temps croient la situation des ouvriers une condition économique naturelle et inévitable et ne l’appellent pas esclavage.

Et de même qu’à la fin du XVIIIe siècle, les hommes de l’Europe ont commencé à entrevoir que la situation des paysans, soumis à la puissance absolue des maîtres, qui leur semblait une forme naturelle et inévitable de la vie économique, était mauvaise, injuste et immorale et ont demandé à ce qu’elle soit changée ; de même les hommes de notre temps commencent à comprendre que la situation des ouvriers, qui leur semblait avantageuse, tout à fait légale et normale, n’est pas telle qu’elle devrait être, et ils demandent de la changer.

La situation de l’esclavage contemporain se trouve actuellement dans la même phase, que le servage en Europe à la fin du XVIIIe siècle, et que chez nous et en Amérique dans la deuxième moitié du XIXe. L’esclavage des ouvriers, de notre temps commence à peine à être reconnu par les hommes avancés de notre société ; et la plupart sont encore tout à fait convaincus qu’il n’y a parmi nous aucun esclavage.

Ce fait que l’esclavage a été abrogé, il n’y a pas longtemps, en Russie et en Amérique, soutient les hommes de notre temps dans l’incompréhension de la situation actuelle. En réalité l’abolition du servage et de l’esclavage n’était que l’abolition d’une forme vieillie et devenue inutile de l’esclavage, et son remplacement par une forme plus ferme et embrassant un beaucoup plus grand nombre d’esclaves : l’esclavage contemporain.

L’abolition du servage ressemble à ce que les Tartares de Crimée faisaient avec leurs prisonniers, lorsqu’ils eurent inventé de leur entailler la plante des pieds et d’y mettre des soies de porc coupées, puis, cette opération faite, de leur enlever les chaînes et les fers.

L’abolition du servage en Russie et de l’esclavage en Amérique, tout en détruisant la forme ancienne de l’esclavage, n’a pas détruit l’essence même de l’esclavage ; elle a été faite quand les soies de porc avaient produit dans les pieds une inflammation telle, qu’on pouvait être tout à fait sûr que, même sans chaîne et sans fers, personne ne pourrait s’échapper et que tous travailleraient. Chez nous, en Russie, le servage a été aboli quand toutes les terres étaient déjà accaparées, et si les paysans en ont obtenu une partie, on les a accablés d’impôts qui ont remplacé le servage.

En Europe, on a commencé à abolir les impôts qui asservissaient le peuple, quand celui-ci était déjà privé de terre, quand il était déshabitué du travail agricole, quand il était sous l’absolue dépendance des capitalistes ; seulement alors furent abolis en Angleterre, les impôts sur le pain. Maintenant on commence à décharger les ouvriers des impôts, en Allemagne et dans d’autres pays, en les transportant sur les riches, et cela parce que presque tout le peuple se trouve sous la puissance des capitalistes.

Un moyen d’esclavage s’abolit quand un autre l’a déjà remplacé, et les moyens sont nombreux et l’un ou l’autre, ou quelquefois plusieurs ensemble, tiennent le peuple dans l’esclavage, c’est-à-dire le mettent dans cette situation : que la petite minorité des hommes a pleine puissance sur le travail et la vie de la grande majorité. Dans cet asservissement de la plus grande partie du peuple par l’autre réside la principale cause de la situation miséreuse du peuple.

C’est pourquoi le moyen d’améliorer la situation des ouvriers doit consister en ce que : 1° nous devons reconnaître que l’esclavage existe parmi nous, et non dans le sens transcendantal et métaphysique, mais dans le sens le plus simple, le plus naturel : l’esclavage qui tient les uns, la majorité, sous la domination des autres, la minorité ; 2° ayant reconnu cette situation nous devons chercher les causes de l’asservissement des uns par les autres ; 3° une fois ces causes trouvées, les détruire.


IX
EN QUOI CONSISTE L’ESCLAVAGE


En quoi donc consiste l’esclavage de notre temps ? Quelle force asservit les hommes les uns aux autres ? Si nous demandons à tous les travailleurs, en Russie, en Europe, en Amérique, qu’est-ce qui les force à choisir la situation dans laquelle ils se trouvent, tous diront : ou qu’ils n’ont pas de terre qu’ils puissent cultiver et qui les nourrirait (c’est ce que diraient tous les ouvriers russes et beaucoup d’ouvriers européens) ; ou qu’on leur demande des impôts directs et indirects qu’ils ne peuvent payer qu’en travaillant pour les autres ; ou encore que les tentations, les habitudes de luxe les retiennent aux fabriques, car ils ne peuvent les satisfaire autrement qu’en vendant leur travail et leur liberté.

Les deux premières conditions : manque de terre et impôts, chassent l’homme dans un milieu malsain ; la troisième : les besoins accrus et non satisfaits, l’attire dans ce milieu et l’y retient.

On peut se représenter, selon le projet de Henry George, l’affranchissement de la terre du droit de propriété individuelle, et par suite la destruction de la première cause qui conduit les hommes à l’esclavage. On peut aussi se représenter la suppression des impôts, leur transmission sur les riches, comme cela se fait maintenant dans quelques pays ; mais on ne peut même se représenter, dans l’état économique actuel, une situation dans laquelle, parmi les hommes riches ne s’installeraient pas des habitudes de luxe de plus en plus grand, et que ces habitudes ne se transmettent pas, peu à peu aux classes ouvrières qui sont en contact avec les classes riches, aussi inévitablement et aussi irrésistiblement que l’eau dans la terre sèche ; et que les classes ouvrières, pour satisfaire leurs besoins, ne vendent pas leur liberté. Ainsi cette troisième condition, bien que l’homme, semble-t-il, puisse résister aux tentations, bien que la science ne la reconnaisse pas comme la cause de la situation misérable des ouvriers, est la cause la plus forte et la plus irrésistible de l’esclavage.

Les ouvriers, en habitant près des hommes riches, acquièrent toujours de nouveaux besoins qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en fournissant le travail le plus pénible.

Ainsi, en Angleterre et en Amérique, des ouvriers qui arrivent à gagner dix fois plus qu’il ne faut pour exister continuent à être les mêmes esclaves qu’auparavant.

Trois causes, selon les ouvriers eux-mêmes font cet esclavage, et l’histoire de l’asservissement des ouvriers et leur situation confirment la vérité de leur dire. Ces causes en agissant sur les hommes de divers côtés sont telles qu’aucun homme ne peut échapper à leur action.

Le laboureur qui n’a pas du tout de terre ou qui en a trop peu, sera forcé pour se nourrir par la terre, de se donner en esclavage perpétuel ou temporaire à ceux qui la possèdent, et si par tel ou tel moyen il obtient une quantité de terre suffisante pour vivre en la cultivant, alors on lui demandera directement ou indirectement tels impôts qu’il lui faudra, pour les payer, se mettre de nouveau en esclavage. Et si pour se débarrasser de l’esclavage de la terre, il cesse de labourer et va vivre ailleurs, s’il fait un métier et s’il échange ses produits contre ceux dont il a besoin, alors d’un côté les impôts et de l’autre la concurrence des capitalistes qui produisent les mêmes objets que lui, mais par des moyens perfectionnés, le forceront à se donner comme esclave perpétuel ou temporaire, aux capitalistes. Et enfin, si tout en travaillant chez le capitaliste, il peut s’arranger de telle façon qu’il sauvegarde sa liberté, alors l’habitude qu’il a prise de nouveaux besoins le forcera à s’asservir.

Ainsi par tel ou tel moyen, l’ouvrier sera toujours en esclavage chez les hommes qui possèdent l’argent, la terre, et les objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.


X
LES LOIS SUR LES IMPÔTS, LA TERRE ET LA PROPRIÉTÉ


Les socialistes allemands ont appelé loi de fer du salaire ouvrier, l’ensemble des conditions grâce auxquelles les ouvriers sont soumis aux capitalistes ; et ils entendent par les mots de fer que cette loi est quelque chose d’immuable. Mais dans ces conditions, il n’y a rien d’immuable ; elles ne sont que le résultat des lois humaines sur les impôts, sur la terre, et principalement sur la propriété, et les lois se font et s’abrogent par les hommes. Ainsi, ce ne sont ni les lois de fer, ni les lois sociologiques qui produisent l’esclavage des hommes, mais les codes. L’esclavage contemporain est dû très clairement non à la fatale loi de fer, mais aux lois humaines sur la terre, sur les impôts, sur la propriété.

Il y a une loi telle que toute partie de terre peut être la propriété d’un particulier, peut être transmise de personne à personne par hérédité, par testament ou par vente. Il y a une autre loi qui dit que chaque homme doit payer sans discussion les impôts qu’on lui demande, et il y a une troisième loi selon laquelle tous objets acquis par n’importe quels moyens, sont la propriété absolue des hommes qui les possèdent. Et grâce à ces lois, il y a l’esclavage.

Nous sommes si habitués à toutes ces lois, qu’elles se présentent à nous comme des conditions naturelles de la vie humaine, dont la nécessité et la justice ne peuvent faire aucun doute, comme autrefois, dans l’antiquité, les lois sur l’esclavage ; et nous ne voyons en elles, rien d’illégitime. Mais il est venu un temps où les hommes ont vu le funeste résultat de l’esclavage, et ont douté de la justice et de la nécessité des lois qui le soutenaient ; de même, maintenant que le résultat déplorable de l’ordre économique contemporain, est évident, il faut douter de la justice et de la nécessité des lois sur la terre, sur les impôts et sur la propriété qui amènent ce résultat.

Autrefois, on s’est demandé : est-il juste que certains hommes soient la propriété des autres, et que ces hommes non seulement ne possèdent rien, mais que leur travail même appartienne à leurs propriétaires ? Maintenant nous devons nous demander : est-il juste que les hommes ne puissent pas profiter de la terre qui est considérée comme la propriété des autres hommes ? Est-il juste que les hommes donnent aux autres, sous la forme des impôts qu’on exige d’eux, une partie de leur travail ? Est-il juste que les hommes ne puissent profiter des objets qui sont considérés comme la propriété des autres ?

Est-il vrai que les hommes ne peuvent profiter de la terre qui est considérée comme la propriété de ceux qui ne la cultivent pas ?

On dit que cette loi existe parce que la propriété foncière est la condition essentielle du développement de l’agriculture, et que s’il n’y avait pas la propriété individuelle, transmissible par héritage, les hommes se chasseraient l’un l’autre de la terre occupée, et personne ne travaillerait à améliorer la partie qu’il occupe. Est-ce vrai ?

L’histoire et la réalité donnent une réponse à cette question. L’histoire dit que la propriété foncière n’est pas issue de l’intention de garantir la possession de la terre, mais de ce que les conquérants se sont approprié la terre commune et l’ont partagée entre ceux qui les avaient aidés dans la conquête. Ainsi, l’institution de la propriété foncière n’a pas eu pour but l’encouragement des agriculteurs. La réalité montre l’insolvabilité de cette affirmation : que la propriété foncière garantit aux agriculteurs qu’on ne leur ôtera pas la terre qu’ils cultivent. En réalité, il s’est fait et il se fait partout une chose tout à fait contraire. Le droit de propriété foncière dont profitent surtout les gros propriétaires a produit ce fait : que tous ou presque tous les agriculteurs se trouvent maintenant dans la situation d’hommes cultivant une terre étrangère et d’où peuvent les chasser à leur gré ceux qui ne la cultivent pas.

Ainsi, le droit de propriété foncière existant n’est pas la garantie du droit de l’agriculteur de profiter du travail qu’il a donné à la terre ; mais au contraire, le moyen de lui enlever cette terre qu’il travaille pour la transmettre à ceux qui ne travaillent pas. C’est pourquoi le droit de propriété foncière n’est pas du tout un moyen d’améliorer l’agriculture, mais de l’empirer.

On affirme que les hommes doivent payer les impôts parce que ceux-ci sont institués du consentement commun, bien que tacite et qu’ils servent aux besoins et au profit de tous. Est-ce vrai ?

L’histoire et la réalité donnent la réponse à cette question.

L’histoire dit que les impôts ne sont jamais institués d’un commun accord, mais au contraire, qu’ils sont dus à ce que certains hommes, par la conquête ou par d’autres moyens ont accaparé la puissance sur les autres et leur ont imposé des tributs, non pour les besoins communs, mais pour eux-mêmes. La même chose existe encore maintenant, les impôts sont pris par ceux qui ont le pouvoir de le faire ; et si une partie de ces tributs, qu’on appelle impôts et contributions, est employée pour les besoins sociaux, c’est en général pour telles œuvres sociales qui sont plus nuisibles qu’utiles à la majorité des hommes.

Ainsi, par exemple, en Russie, on prend au peuple un tiers de ses revenus, et pour les besoins essentiels : pour l’instruction du peuple on emploie 1/50 de ce tiers, et encore pour une instruction qui fait au peuple plus de mal que de bien ; le reste, soit 49/50 est employé à des œuvres inutiles et nuisibles pour le peuple, telles que l’armement, les chemins de fer stratégiques, les forteresses, les prisons, l’entretien du clergé, de la cour, le salaire des employés civils et militaires, c’est-à-dire l’entretien de ces hommes qui soutiennent la possibilité de prendre cet argent au peuple.

La même chose se passe non seulement en Perse, en Turquie et aux Indes, mais dans tout les États chrétiens constitutionnels et dans toutes les républiques démocratiques. On prend à la majorité du peuple non pas ce qu’il faut d’argent, mais le plus qu’on peut et avec ou sans le consentement des contribuables (tous savent comment se forment les parlements et comment ils représentent peu la volonté du peuple), on l’emploie non à l’utilité commune mais à ce que les classes dominantes trouvent nécessaire pour elles ; — pour les guerres de Cuba et des Philippines ; pour la prise des richesses du Transvaal, etc. — Ainsi cette explication : que les hommes doivent payer les impôts parce qu’ils sont institués du consentement commun et qu’ils servent à l’utilité commune, est aussi fausse que celle qui dit que la propriété foncière a été établie pour encourager l’agriculture.

Est-il vrai que les hommes ne doivent pas profiter des objets qui leur sont nécessaires pour la satisfaction de leurs besoins, si ces objets sont la propriété des autres hommes ? On affirme que le droit de propriété sur les objets acquis est institué à titre de garantie pour l’ouvrier afin que personne ne puisse lui ôter les produits de son travail.

Est-ce vrai ?

Il suffit de regarder ce qui se passe dans notre société où l’on garde soigneusement telle propriété, pour se convaincre jusqu’à quel degré la réalité de notre vie est contraire à cette explication. Dans notre société, grâce aux droits de propriété sur les objets acquis, il arrive précisément que tous les objets qui sont faits et se font toujours par les ouvriers, leur sont enlevés au fur à mesure qu’ils les produisent.

Ainsi cette affirmation : que le droit de propriété garantit aux ouvriers la jouissance des produits de leur travail, est encore plus nettement fausse que la justification du droit de propriété foncière, et elle est basée sur le même sophisme.

Autrefois, on enleva aux travailleurs par la force et l’injustice, les produits de leur travail, puis on établit les lois par lesquelles ces mêmes produits, enlevés injustement et par force aux ouvriers, seraient la propriété indiscutable des usurpateurs. Par exemple, la propriété d’une usine, propriété acquise par une série de tromperies et d’escroqueries envers les ouvriers, est considérée comme le produit du travail, et s’appelle la sainte propriété ; et ni la vie de ces ouvriers, qui succombent au travail dans cette fabrique, ni leurs travaux, ne sont considérés comme leur propriété, mais comme celle du fabricant, qui, profitant de la misère des ouvriers, les a liés par des moyens regardés comme légaux.

Les centaines de mille kilogrammes de blé qui sont enlevés aux paysans par l’usure et par une série d’extorsions, sont considérés comme la propriété du marchand ; et le blé cultivé par le paysan est reconnu comme la propriété d’un autre homme, si cet homme a reçu cette terre en héritage de ses aïeux, qui eux-mêmes l’avaient ôtée au peuple.

On dit que la loi garantit également la propriété du capitaliste, de l’usinier, de l’agriculteur et de l’ouvrier. L’égalité du capitaliste et de l’ouvrier est semblable à celle qui existerait entre deux lutteurs dont l’un aurait les mains liées, tandis que l’autre serait armé des deux mains, et tous deux devraient dans la lutte observer strictement les mêmes règles.

Ainsi, toutes les explications sur la justice et la nécessité des trois lois qui produisent l’esclavage sont également injustes, aussi injustes que l’étaient jadis les explications sur la justice et la nécessité de l’esclavage.

Ces trois lois ne sont rien autre que l’institution de cette nouvelle forme de l’esclavage, qui a remplacé l’ancienne. Autrefois, les hommes inventèrent des lois d’après lesquelles les uns pouvaient vendre et acheter d’autres hommes, en faire leur propriété et les obliger à travailler, et c’était l’esclavage. Maintenant, on a institué des lois telles que les hommes : ne doivent pas profiter de la terre, qui est considérée comme la propriété d’un autre ; doivent payer les impôts qu’on leur demande, et ne doivent pas profiter des objets qui sont considérés comme la propriété des autres ; et il y a l’esclavage contemporain.


XI
LES LOIS SERVENT LA CAUSE DE L’ESCLAVAGE


L’esclavage contemporain provient des trois lois sur la terre, sur les impôts, sur la propriété ; c’est pourquoi toutes les tentatives des hommes qui veulent améliorer la situation des ouvriers, involontairement et inconsciemment, s’attaquent à ces lois.

Les uns abrogent les impôts qui accablent les ouvriers, et les transportent sur les riches, les autres proposent d’anéantir le droit de propriété de la terre, et, en Nouvelle-Zélande ainsi que dans certains États d’Amérique, des tentatives ont été faites dans ce but ; les troisièmes, les socialistes, en supposant la socialisation des instruments de production, proposent d’accabler sous les impôts les revenus et les héritages, et de limiter les droits des capitalistes. Il semblerait qu’en abrogeant les lois qui causent l’esclavage, on puisse par cela même arriver à le détruire. Mais il faut regarder de plus près les conditions sous lesquelles on fait et l’on se propose de faire l’abrogation de ces lois, pour se convaincre que tous les projets d’amélioration du sort des ouvriers ne sont, non seulement en pratique, mais en théorie, que le remplacement de lois qui causent l’esclavage par d’autres lois qui établiraient une autre forme de l’esclavage.

Ainsi, par exemple, ceux qui suppriment les impôts et les contributions sur les pauvres — en supprimant d’abord les impôts directs et en les transportant ensuite des pauvres aux riches, — doivent inévitablement garder et gardent les lois sur la propriété foncière, sur les instruments de production et autres objets sur lesquels portera tout le poids des impôts. Et le maintien des lois sur la terre et sur la propriété, malgré la suppression des impôts envers les ouvriers, les donne en esclavage aux propriétaires fonciers et aux capitalistes.

Ceux qui, comme Henry George, abrogent les lois sur la propriété foncière, proposent de nouvelles lois sur la rente foncière, qui constituera alors une nouvelle forme de l’esclavage, parce que l’homme qui sera obligé de payer cette rente ou l’impôt unique, sera obligé, lors de chaque disette ou à la suite de quelque accident, d’emprunter de l’argent à celui qui en a, et de nouveau il tombera en esclavage.

Ceux qui, comme les socialistes, veulent abroger les lois sur la propriété foncière et sur les instruments de production conservent les lois sur les impôts et, en outre, ils devront inévitablement introduire des lois sur la contrainte au travail, c’est-à-dire revenir à l’esclavage sous sa forme primitive.

Ainsi, de telle ou telle façon, toutes les abrogations des lois, en pratique comme en théorie, qui produisent une certaine forme d’esclavage, sont et seront toujours remplacées par de nouvelles lois qui feront une autre forme de l’esclavage. C’est assez semblable à ce que fait le geôlier en transportant les chaînes des prisonniers, du cou aux mains, des mains aux pieds, ou même en les ôtant mais en installant des verrous et des grilles. Toutes les améliorations du sort des ouvriers, faites jusqu’à présent, se réduisent à cela.

Les lois sur les droits des maîtres obligeant les esclaves au travail forcé ont été remplacées par des lois donnant au maître la propriété de toute la terre. Ces lois ont été elles-mêmes remplacées par les impôts, dont la direction se trouve dans la puissance des maîtres. Les lois sur les impôts se remplacent par la protection du droit de propriété, des objets de consommation et des instruments de travail. On propose de remplacer les lois sur les droits de propriété foncière, les droits de propriété des objets de consommation et des instruments de travail, par une loi sur le travail obligatoire. La forme primitive de l’esclavage était la contrainte directe au travail. En parcourant tout le cercle des diverses formes cachées, — propriété foncière, impôts, propriété des objets de consommation et des instruments de production, — l’esclavage revient, sous un aspect un peu différent, à sa forme primitive : à la contrainte directe au travail.

C’est pourquoi il est évident que l’abrogation d’une des lois qui font l’esclavage contemporain ne le détruira pas, mais le changera seulement de forme, comme c’est arrivé lors du remplacement de l’esclavage personnel par les impôts. Même, l’abrogation simultanée des trois lois ne détruira pas l’esclavage, mais lui donnera une nouvelle forme, que nous ne connaissons pas encore, mais qui s’esquisse déjà peu à peu par les lois de limitation des heures de travail, de l’âge, de l’état de la santé, qui gênent la liberté des ouvriers, lois qui se formulent peu à peu dans les demandes de fréquentation obligatoire des écoles, dans les versements pour la caisse des vieillards infirmes, dans toutes les mesures des inspecteurs de fabriques, dans les règlements des sociétés coopératives, etc., Tout cela n’est que l’avant-garde qui prépare une nouvelle forme encore non expérimentée de l’esclavage.

Il est donc évident que l’essence de l’esclavage n’est pas contenue dans les trois lois qui le soutiennent maintenant, et même non pas dans telle ou telle loi, mais dans cela seul : qu’il y a des lois, qu’il y a des hommes qui ont le pouvoir d’instituer des lois avantageuses pour eux. Et tant que des hommes auront tel pouvoir, il y aura l’esclavage. Autrefois, il était avantageux pour les hommes d’avoir des esclaves sous la main, ils ont institué la loi sur l’esclavage personnel ; puis il leur a été avantageux de posséder des terres, de prendre des impôts, de retenir la propriété acquise : ils ont institué des lois correspondantes. Maintenant, il leur est avantageux de conserver la division et la répartition actuelles du travail, et ils créent des lois qui obligent les hommes à travailler suivant leurs désirs.

Ainsi, la cause principale de l’esclavage c’est qu’il y a des lois, c’est qu’il y a des hommes qui ont le pouvoir de les instituer.


XII
L’ESSENCE DES LOIS EST DANS LA VIOLENCE ORGANISÉE


Qu’est-ce que les lois, et qui donne aux hommes la possibilité de les instituer ? Il y a une science entière, plus ancienne, plus mensongère et plus vague que l’économie politique et dont les serviteurs ont, pendant des siècles, écrit des milliers de livres (presque tous contradictoires) pour répondre à ces questions. Mais comme le but de cette science, de même que celui de l’économie politique, consiste à expliquer non ce qui existe et ce qui doit exister, mais à prouver que ce qui existe doit exister, il est naturel d’y trouver beaucoup de dissertations sur le droit, sur l’objet, sur la personne, sur l’État, et sur une foule d’autres sujets aussi incompréhensibles pour ceux qui les apprennent que pour ceux qui les enseignent.

Mais nulle part on ne trouve une réponse claire à cette question : qu’est-ce que la loi ?

Selon la science, la loi c’est l’expression de la volonté de tout le peuple ; or, il y a toujours beaucoup plus d’hommes qui violent les lois ou qui veulent les violer — et s’ils ne le font pas c’est par crainte des punitions qui sont infligées pour la contravention aux lois, — que d’hommes qui veulent les accomplir. Il est donc évident que les lois ne sont pas l’expression de la volonté de tout le peuple. Il existe par exemple des lois défendant de renverser les poteaux télégraphiques, ordonnant de rendre les honneurs à certaines personnes, obligeant chacun au service militaire, ou à être juré, ou défendant de transporter certains objets de l’autre côté d’une certaine ligne de démarcation ; ou de profiter de la terre considérée comme la propriété d’autrui ; ou de fabriquer des billets de banque ; ou de profiter des objets considérés comme la propriété des autres.

Toutes ces lois, et beaucoup d’autres, sont très variables et peuvent avoir les motifs les plus divers, mais aucune n’exprime la volonté de tout le peuple. Le seul point commun de toutes ces lois, c’est que si un homme quelconque ne s’y soumet pas, alors ceux qui les ont instituées enverront des hommes armés, et ceux-ci battront, priveront de liberté ou même tueront celui qui aura désobéi à la loi. Si un homme refuse de donner comme impôt une partie de son travail, alors viendront des hommes armés, qui lui ôteront de force ce qu’on exige de lui, et s’il résiste, on le battra, on le privera de liberté et parfois on le tuera. La même chose se passera si un homme profite de la terre qui est considérée comme la propriété d’un autre ; de même avec un homme qui voudra profiter des objets qui lui sont nécessaires ou pour ses besoins ou pour son travail, mais qui sont considérés comme la propriété d’autrui : des hommes armés viendront, ils lui ôteront ce qu’il a pris, et s’il résiste ils le battront, le priveront de liberté ou même le tueront. La même chose se passe contre un homme qui n’a pas rendu les honneurs à celui auquel on a l’habitude de témoigner du respect ; ou contre celui qui refusera d’aller au service militaire ; ou contre celui qui fabriquera des billets de banque ; quiconque n’obéit pas aux lois instituées sera puni, battu, privé de liberté ou tué par ces hommes qui ont institué ces lois.

On a inventé une foule de constitutions, en commençant par l’Angleterre et l’Amérique pour finir au Japon et à la Turquie, selon lesquelles les hommes doivent croire que toutes les lois instituées dans leur pays, l’ont été par leur propre volonté. Mais tous savent que non seulement dans les États despotiques, mais dans les États soi-disant les plus libres : en Angleterre, en Amérique, en France et ailleurs, les lois s’instituent non par la volonté de tous, mais par la volonté de ceux qui ont le pouvoir. Et c’est pourquoi, les lois sont partout et toujours telles, qu’elles sont avantageuses à ceux qui ont le pouvoir : qu’ils soient beaucoup ou quelques-uns ou même un seul ; et, toujours et partout les lois sont mises en pratique par ces moyens qui toujours et partout ont forcé et forcent les uns à obéir aux autres ; c’est-à-dire par les coups, par la privation de la liberté, par l’assassinat. Et il ne peut en être autrement puisque les lois sont l’obligation pour les uns de faire la volonté des autres, et on ne peut obtenir cela que par les coups, la privation de la liberté, par l’assassinat. S’il y a des lois, il doit exister une force pour obliger les hommes à leur obéir ; et la force qui peut obliger des hommes à faire la volonté des autres ne peut être que la violence, non pas la simple violence, celle d’un homme contre un autre dans un moment de passion, mais la violence organisée, employée consciemment par ceux qui ont le pouvoir de forcer les autres à remplir les règles qu’ils ont instituées, c’est-à-dire, à faire leur volonté.

C’est pourquoi l’essence des lois n’est ni dans le sujet ou l’objet des droits, ni dans l’idée de l’État, ni dans la volonté commune du peuple, ni dans d’autres conditions indirectes et vagues mais dans cela seul : qu’il y a des hommes qui en dirigeant la violence organisée, ont la possibilité de forcer les autres à remplir leur volonté.

Ainsi une définition des lois juste, précise, claire pour tous sera celle-ci : Les lois sont les règles instituées par les hommes qui dirigent la violence organisée ; et pour les rendre obligatoires, ceux qui ne les observent pas sont soumis aux coups, à la privation de la liberté et même à l’assassinat.

Dans cette définition se trouve la réponse à la question : Qu’est-ce qui donne aux hommes la possibilité d’instituer des lois ? Ce qui donne la possibilité d’instituer des lois, c’est ce qui garantit leur observation, c’est-à-dire : la violence organisée.


XIII
QUE SONT LES GOUVERNEMENTS ?
EST-IL POSSIBLE D’EXISTER SANS LES GOUVERNEMENTS ?


La cause de la situation misérable des ouvriers, c’est l’esclavage. La cause de l’esclavage, ce sont les lois. Les lois sont basées sur la violence organisée, c’est pourquoi l’amélioration du sort des ouvriers n’est possible qu’avec la destruction de la violence organisée.

Mais la violence organisée, c’est le gouvernement. Est-il donc possible de vivre sans gouvernement ? Sans gouvernement il y aura le chaos, l’anarchie, les progrès de la civilisation disparaîtront et les hommes retourneront à la sauvagerie primitive. Toucher seulement l’état de choses existant — disent ordinairement ceux pour qui il est avantageux et même ceux pour qui il est nettement désavantageux, mais qui sont si habitués à lui qu’ils ne peuvent se représenter la vie sans la violence gouvernementale — détruire le gouvernement, mais c’est courir aux plus grands maux : révoltes, pillages, assassinats, après lesquels ne régnera que le mal, car tous les honnêtes gens seront assassinés.

Mais sans compter que tout cela : révoltes, pillages, assassinats, après lesquels viendront le règne du mal et l’asservissement des bons, existe actuellement ; si même la destruction de l’ordre existant produira les révoltes et le désordre, cela ne prouve pas que l’ordre actuel soit bon. « Touchez seulement à l’ordre existant ; et viendront les plus grands maux. »

Touchez seulement une seule des mille briques qui sont mises en colonne étroite et haute de quelques sagènes, et toutes les briques tomberont et se briseront. Mais de ce que l’enlèvement de chaque brique ou chaque poussée, détruit cette colonne et toutes les briques qui la composent, il ne résulte pas qu’il est sage de laisser les briques dans cette position instable ; au contraire, cela prouve qu’il ne faut pas les laisser ainsi en colonne, mais les disposer de façon qu’elles se tiennent solidement et qu’on puisse les utiliser sans détruire tout. La même chose se produit avec la constitution de l’État contemporain. La constitution gouvernementale est une constitution très artificielle et très chancelante, et le fait que la moindre poussée la détruit non seulement ne prouve pas qu’elle est nécessaire, mais montre au contraire que — si elle l’a jamais été — maintenant elle n’est d’aucune utilité, et qu’elle est même nuisible et dangereuse.

Elle est nuisible et dangereuse parce qu’avec cette constitution tout le mal dont souffre la société, non seulement ne diminue pas, mais au contraire augmente et s’affermit. Il augmente et s’affermit parce que ou il se justifie, ou il revêt des formes attrayantes, ou il se cache.

Tout ce prétendu bien-être des peuples appartenant aux États soi-disant bien organisés, qui se soutiennent par la violence, n’est qu’une apparence, qu’une fiction. Tous ceux qui peuvent détruire la beauté extérieure : les affamés, les malades, les dépravés, sont cachés si bien qu’on ne peut les voir, mais de ce qu’ils ne sont pas visibles, est-ce à dire qu’ils n’existent pas. Au contraire, plus ils sont nombreux, plus on les cache, et plus cruels pour eux, sont ceux qui causent leurs maux.

Il est vrai que toute violence et surtout la cessation de l’activité gouvernementale, c’est-à-dire de la violence organisée, gâtera cette beauté extérieure de la vie, mais sans déranger cette vie ; elle montrera seulement la possibilité d’y remédier.

Jusqu’à ces derniers temps, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les hommes ont pensé et cru qu’ils ne pouvaient vivre sans gouvernement ; mais la vie marche, les conditions de la vie et les idées des hommes se modifient et, malgré les efforts des gouvernements pour retenir les hommes dans cet état enfantin, où l’homme qui souffre se trouve soulagé s’il peut se plaindre à quelqu’un, les hommes, et surtout les ouvriers, non seulement en Europe, mais en Russie, perdent de plus en plus leur enfantillage et commencent à comprendre les vraies conditions de leur vie. « Vous nous dites que sans vous, le peuple voisin, Chinois ou Japonais, nous envahira, disent maintenant les gens du peuple ; mais nous lisons les journaux et nous savons que personne ne nous menace de la guerre, et que c’est vous seuls, les gouvernants, qui dans un but que nous ne comprenons pas, nous agacez l’un l’autre, et ensuite, sous prétexte de nous défendre contre ce peuple, en nous ruinant d’impôts pour l’entretien des flottes, des armées, des chemins de fer stratégiques, qui ne servent qu’à votre amour-propre et à votre ambition, vous faites les guerres l’un avec l’autre. C’est ce que vous faites maintenant avec les pacifiques Chinois. Vous dites que pour notre bien vous garantissez la propriété foncière, mais cette garantie fait que toute la terre est déjà entre les mains des compagnies qui ne travaillent pas, des banquiers, des riches, et nous, l’énorme majorité du peuple, nous sommes privés de terre et nous nous trouvons en la puissance de ceux qui ne travaillent pas. Avec vos lois sur la propriété foncière, vous ne garantissez pas la propriété foncière, mais vous l’ôtez à ceux qui travaillent. Vous dites que vous garantissez à chaque homme les produits de son travail, mais en réalité vous faites tout à fait le contraire : grâce à votre soi-disant garantie, tous les hommes qui produisent des objets précieux sont mis dans une telle situation, que non seulement ils ne peuvent jamais recevoir le prix de leur travail, mais toute leur vie se trouve dans la pleine dépendance et dans la puissance des hommes qui ne travaillent pas ?

Ainsi les hommes de la fin de notre siècle commencent à comprendre et à parler ; ce réveil de l’engourdissement dans lequel les ont tenus les gouvernements se fait très rapidement. Pendant les cinq ou six dernières années, l’opinion publique du peuple, non seulement dans les villes, mais dans les campagnes, non seulement en Europe, mais aussi en Russie, a changé singulièrement.

On dit que sans les gouvernements, n’existeraient plus ces établissements sociaux d’instruction et d’éducation qui sont nécessaires au peuple. Mais pourquoi supposer cela ? Pourquoi penser que les hommes ne pourront arranger eux-mêmes leur vie aussi bien que les gouvernements l’arrangent, non pour eux, mais pour les autres.

Nous voyons au contraire que dans les cas les plus difficiles de la vie contemporaine, les hommes arrangent eux-mêmes leur vie et incomparablement mieux que ne le feraient pour eux les gouvernants. Les hommes, sans aucune immiscence du gouvernement et souvent malgré lui, font des entreprises de toutes sortes, des associations, des sociétés coopératives, des compagnies de chemin de fer, des artels, des syndicats. Si pour une œuvre sociale il faut des collectes, pourquoi penser que sans violence, les hommes libres ne pourront, par leur bonne volonté, recueillir les moyens nécessaires pour établir tout ce qui s’établit par les impôts, si seulement ces établissements sont nécessaires pour tous ? Pourquoi penser qu’il ne peut y avoir de tribunaux sans la violence ? le tribunal auquel deux adversaires ont confiance a existé et existera toujours et n’a pas besoin de la violence. Nous sommes si dépravés par un long esclavage que nous ne pouvons nous représenter la direction sans la violence. Mais c’est une erreur. Les communes russes qui ont émigré dans les pays lointains où notre gouvernement ne se mêle pas de leur vie, arrangent elles-mêmes leurs affaires, leurs tribunaux, leur police et sont heureuses jusqu’à ce jour, depuis que la violence du gouvernement ne se mêle pas de les diriger.

De même il n’y a pas de raisons de supposer que les hommes ne pourraient pas, du consentement général, se distribuer la jouissance de la terre. J’ai su que des hommes — des Cosaques de l’Oural — vivaient sans reconnaître la propriété foncière, et parmi eux régnaient un bonheur et un ordre qui n’existent dans aucune société où la propriété foncière est protégée par la violence. Je sais qu’il y a même maintenant des communes qui existent sans admettre le droit de propriété foncière individuelle. La protection de la propriété foncière par la violence gouvernementale non seulement n’empêche pas la lutte pour la propriété foncière, mais au contraire l’augmente et presque partout la produit. Si la garantie de la propriété foncière n’existait pas, et grâce à elle l’augmentation du prix de la propriété, les hommes ne s’entasseraient pas sur le même endroit, mais se disperseraient sur les terres libres si nombreuses dans le monde. Et maintenant une lutte incessante se passe pour la propriété foncière, et les victorieux ne sont pas ceux qui cultivent la terre, mais ceux qui participent à la violence gouvernementale. De même pour les objets qui sont produits par le travail. Les objets qui sont produits par le travail de l’homme et qui sont nécessaires à sa vie sont toujours protégés par la coutume, l’opinion publique, le sentiment de justice et de réciprocité, et n’ont pas besoin de l’être par la violence. Les dizaines de mille acres de forêt qui appartiennent à un seul propriétaire, alors que des milliers d’hommes à côté n’ont pas de quoi se chauffer, ont besoin d’être protégés par la violence ; de même les usines et les fabriques dans lesquelles plusieurs générations ont été volées et continuent à l’être, ont besoin de cette protection. Elle est encore plus nécessaire pour ces centaines de mille pouds de blé d’un seul propriétaire qui attendra une disette pour les vendre au peuple affamé trois fois plus cher. Mais aucun homme, même le plus dépravé, sauf les riches ou les gouvernants, n’ôtera pas à un laboureur qui se nourrit par son travail, la récolte qu’il a semée ou la vache qu’il a élevée et qui nourrit ses enfants de son lait ; ou l’araire, ou la faux, ou la pioche qu’il a faits et qu’il emploie ; et si même il se trouvait un pareil homme pour enlever à l’autre les objets qu’il a produits et qui lui sont nécessaires, alors contre lui s’élèverait une telle indignation de la part des hommes de la même situation que le laboureur, que cet acte ne serait pas avantageux pour lui-même. Et si cet homme était assez dépravé pour commettre malgré tout cette action, alors il ferait la même chose avec la protection la plus sévère de la propriété par la violence.

On dit ordinairement : Essayez de détruire le droit de propriété foncière et des instruments de travail et personne, n’étant sûr de conserver les produits de son travail, ne travaillera. Il faut dire tout à fait le contraire. La garantie par la violence du droit de la propriété illégale, qui se fait maintenant, si elle ne l’a pas détruit complètement, a affaibli beaucoup chez les hommes, la conscience naturelle de la justice envers la jouissance des objets ; c’est-à-dire envers le droit naturel et inné de la propriété, droit sans lequel l’humanité ne pourrait vivre et qui existe et a toujours existé dans la société. C’est pourquoi il n’y a aucune raison de croire que sans la violence organisée, les hommes ne pourraient arranger leur vie.

Je comprends qu’on puisse dire que les chevaux et les bœufs ne pourraient vivre sans la violence qu’exercent sur eux les êtres raisonnables, les hommes ; mais pourquoi des hommes ne pourraient-ils vivre sans que des êtres non pas supérieurs mais égaux à eux usent de violence à leur égard ? Pourquoi des hommes doivent-ils obéir à la violence de ces hommes qui ont à un certain moment la puissance ? Qu’est-ce qui prouve que ces hommes sont des êtres plus raisonnables que ceux vis-à-vis desquels la violence est faite ? Le fait d’user de violence envers les hommes montre que non seulement ils ne sont pas plus raisonnables, mais qu’ils le sont moins que ceux qui leur obéissent. Les examens chinois pour le grade de mandarin, comme nous le savons, ne garantissent pas du tout que les hommes les plus sages et les meilleurs soient au pouvoir ; de même, l’hérédité et tous les grades ou même les élections dans les États européens ne garantissent pas ces qualités. Au contraire, presque toujours viennent au pouvoir les hommes les moins conscients et les plus immoraux.

On dit : Comment les hommes pourraient-ils vivre sans gouvernement, c’est-à-dire sans violence ? Il faut dire au contraire : Comment des hommes, des êtres raisonnables, peuvent-ils vivre en reconnaissant comme la condition indispensable de leur vie, non le consentement raisonnable, mais la violence. De deux choses l’une : ou les hommes sont des êtres raisonnables ou ils ne le sont pas. S’ils sont des êtres non raisonnables, alors ils sont tous tels, et tout parmi eux doit se résoudre par la violence, et il n’y a pas de motif que les uns aient le droit de violence et que les autres en soient privés, et ainsi la violence du gouvernement est injuste. Si les hommes sont des êtres raisonnables, alors leurs relations doivent être basées sur la raison, sur l’esprit, et non sur la violence des hommes qui par hasard ont accaparé le pouvoir. Et c’est pourquoi la violence du gouvernement ne peut se justifier en aucun cas.


XIV
COMMENT DÉTRUIRE LE GOUVERNEMENT ?


L’esclavage des hommes naît des lois, des lois établies par les gouvernements ; c’est pourquoi l’affranchissement des hommes n’est possible que par la destruction des gouvernements. Mais comment détruire les gouvernements ? Toutes les tentatives de destruction des gouvernements par la violence ont conduit jusqu’ici partout et toujours, à ce qu’au lieu du gouvernement détruit s’en établissait un nouveau souvent plus cruel que le précédent. Sans parler des tentatives faites pour détruire les gouvernements par la violence, la destruction du capitalisme qui aura lieu, selon la théorie socialiste, par la socialisation des instruments de production et le nouvel ordre économique, doit se faire par une violence organisée et être maintenue par elle. Ainsi les tentatives de destruction de la violence par la violence qui n’ont pas abouti jusqu’ici, évidemment n’aboutiront pas davantage à délivrer les hommes de la violence et de l’esclavage. Et il ne saurait en être autrement. Les hommes n’emploient la violence contre les autres (à l’exception de la vengeance et de la méchanceté) que pour les obliger à faire malgré eux ce qu’ils veulent. La nécessité de faire contre son désir la volonté des autres, c’est l’esclavage. C’est pourquoi tant qu’on usera d’une violence quelconque destinée à forcer les uns à faire la volonté des autres, il y aura l’esclavage. Toutes les tentatives de la destruction de l’esclavage par la violence sont semblables à l’extinction du feu par le feu, ou au remplissage d’un trou par de la terre prise en faisant un autre trou. C’est pourquoi, s’il existe un moyen d’affranchir les hommes de l’esclavage, il doit consister non dans l’institution de nouvelles violences mais dans la destruction de ce qui produit la possibilité de la violence gouvernementale. Et la possibilité de cette violence — comme de toute violence de la minorité sur la majorité — est due à ce que seul le petit nombre est armé, tandis que la majorité est sans armes ; ou que le petit nombre est mieux armé que le plus grand. C’est ainsi que se sont produites toutes les occupations ; ainsi que les Grecs, les Romains, les Chevaliers et les Cortès ont vaincu des peuples ; ainsi qu’on remporte des victoires en Afrique et en Asie ; ainsi qu’en temps de paix le gouvernement tient ses sujets dans l’obéissance. De même que dans l’antiquité, actuellement les uns dominent les autres parce qu’ils sont armés et que les autres ne le sont pas. Dans l’antiquité les soldats se jetaient avec leurs chefs sur les habitants sans défense, les subjuguaient et les pillaient ; et tous, suivant leur concours, leur hardiesse ou leur cruauté, avaient une part du butin, ainsi il était clair pour chaque soldat que la violence qu’il faisait lui était avantageuse. Maintenant les hommes armés — qui sont pris surtout parmi les ouvriers — marchent contre des hommes sans armes : grévistes, révoltés, ou contre les habitants des pays étrangers, les subjuguent et les volent non pour eux, mais pour des hommes qui ne prennent pas part aux combats. La différence entre les conquérants et les gouvernements, c’est que les premiers se jetaient avec leurs soldats contre les habitants sans armes et en cas de désobéissance exécutaient eux-mêmes leurs menaces de châtiment ; tandis que les gouvernements en cas de désobéissance ne torturent pas et n’assassinent pas eux-mêmes les hommes sans armes, mais obligent à cela des hommes qui sont trompés et qui sont abrutis dans ce but ; des hommes qui appartiennent au peuple même qu’ils massacrent. Ainsi autrefois la violence se faisait par les forces personnelles : hardiesse, cruauté, habileté des conquérants eux-mêmes ; et la violence contemporaine se fait par tromperie. C’est pourquoi, si pour se débarrasser de la violence des hommes armés, il fallait autrefois s’armer soi-même, maintenant, quand le peuple est subjugué non par la violence directe, mais par la tromperie, il faut seulement, pour détruire la violence, démasquer cette tromperie qui donne à la minorité la possibilité d’exercer la violence contre la majorité.

La tromperie grâce à laquelle ces choses sont possibles, consiste en ceci : le petit nombre des gouvernants, qui ont reçu de nos devanciers la puissance établie par les conquérants, disent à la majorité : vous êtes nombreux, mais bêtes et ignorants, et vous ne pouvez vous diriger vous-mêmes, ni arranger vos affaires sociales, c’est pourquoi nous prendrons ce soin. Nous vous défendrons des ennemis extérieurs, nous organiserons et maintiendrons l’ordre intérieur ; nous installerons parmi vous des tribunaux, des établissements sociaux, les écoles, les voies de communication, les postes et en général, nous aurons soin de vos biens, et pour cela nous vous demanderons peu de choses : de nous donner en pleine disposition, une petite partie de vos revenus, et d’entrer vous mêmes dans les armées qui nous sont nécessaires pour votre sécurité et votre direction.

Et les hommes de la majorité y consentent, non parce qu’ils ont comparé les avantages ou les désavantages de ces conditions (il ne leur est jamais possible de faire cela), mais parce que dès leur naissance, ils se trouvent dans ces conditions. S’il arrive aux hommes de douter de la nécessité de telle organisation, alors chacun pense seulement aux souffrances qu’il endurera s’il refuse de s’y soumettre ; chacun espère tirer quelque avantage de ces conditions et tous s’y soumettent, en se disant qu’il ne peut leur être très nuisible de donner au gouvernement une petite partie de leur avoir et de faire leur service militaire. Et cependant, aussitôt que les gouvernements ont cet argent et ces soldats, alors, au lieu de remplir les obligations qu’ils ont prises de défendre leurs sujets contre les ennemis du dehors et d’organiser leur bien-être, ils font tout leur possible pour agacer les peuples voisins et provoquer les guerres ; et non seulement, ils n’aident pas au bonheur intérieur de leurs peuples, mais ils les ruinent et les dépravent.

Dans le livre des « Mille et une Nuits » il y a le récit suivant : Un voyageur se trouvant sur une île inhabitée, rencontra sur le rivage un petit vieillard qui était assis à terre et dont les jambes étaient tout à fait desséchées. Le vieillard demanda au voyageur de le transporter sur l’autre rive en le prenant sur ses épaules. Le voyageur y consentit. Aussitôt que le vieillard fut hissé sur les épaules du voyageur, il croisa ses jambes autour du cou de son bienfaiteur et ne le lâcha plus ; et même il agaçait le voyageur, l’obligeait à aller où bon lui semblait, cueillait des fruits aux arbres et les mangeait sans en donner à son compagnon, et enfin, se moquait de lui de mille manières.

La même chose se passe avec les peuples qui donnent aux gouvernements des soldats et de l’argent. Avec l’argent, les gouvernements achètent des armes et louent ou préparent par l’éducation les chefs militaires brutaux. Et ceux-ci, par de très habiles moyens de démence, élaborés par les siècles, et qu’on appelle la discipline, préparent, avec les hommes pris comme soldats, l’armée disciplinée. La discipline consiste en ce que les hommes qui sont soumis à son éducation pendant quelque temps, perdent tout ce qui est précieux pour l’homme ; c’est-à-dire qu’ils perdent la principale des qualités humaines : la liberté raisonnable, et ils deviennent entre les mains de leurs chefs hiérarchiques les armes dociles et machinales de l’assassinat.

Ce n’est pas en vain que tous les rois, les empereurs, les présidents, maintiennent si sévèrement la discipline, ont si peur de sa destruction et considèrent comme une œuvre des plus importantes, les manœuvres, les inspections, les revues et autres mascarades. Ils savent que tout cela soutient la discipline, et que sur la discipline est basée non seulement leur puissance mais leur existence même.

L’armée disciplinée, c’est ce moyen à l’aide duquel ils peuvent commettre, par des mains étrangères, les grands crimes qui leur permettent de dominer le peuple.

Ainsi, dans cette armée disciplinée est l’essence de cette tromperie, grâce à laquelle les gouvernements de notre temps dominent les peuples. Et quand cette arme passive de violence et d’assassinat se trouve dans la puissance des gouvernements, alors tous les peuples sont sous leur domination. Et ils ne les lâchent plus et non seulement les ruinent, mais encore se moquent d’eux, en leur inspirant, par l’éducation mensongère religieuse et patriotique, le dévouement et même la vénération pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour ceux qui tiennent le peuple en esclavage et le tourmentent.

C’est pourquoi le seul moyen de détruire les gouvernements n’est pas la violence, mais la démonstration de cette tromperie. Il faut que les hommes comprennent : 1° Que dans le monde chrétien les peuples n’ont nul besoin de se défendre l’un contre l’autre ; que toutes les querelles entre peuples sont provoquées exclusivement par les gouvernements mêmes, et que les armées ne sont nécessaires qu’au petit nombre des gouvernants, tandis que pour les peuples non seulement elles ne sont pas nécessaires, mais nuisibles au plus haut degré car elles servent de moyen pour asservir les hommes. 2° Il faut que les hommes comprennent que cette discipline tant appréciée par tous les gouvernements est le plus grand crime humain, et la preuve évidente du but criminel des gouvernements.

La discipline, c’est la destruction de l’esprit et de la liberté de l’homme, et elle ne peut avoir d’autre but que la perpétration de crimes qu’un homme, dans son état normal, n’accomplirait jamais. Elle n’est pas même nécessaire pour la guerre populaire défensive. Les Boers l’ont prouvé. Elle n’est nécessaire que pour accomplir, comme Guillaume II l’a ordonné lui-même, les plus grands crimes : le fratricide et le parricide.

Ainsi agissait le terrible vieillard qui était porté par le voyageur ; il se moquait de lui, sachant bien que tant qu’il était sur le dos du voyageur celui-ci était à sa merci.

Telle est cette horrible tromperie grâce à laquelle un petit nombre d’hommes — le gouvernement — dominent sur les peuples, et non seulement les ruinent, mais commettent encore quelque chose de plus terrible, en dépravant dès le bas âge des générations entières. Et cette odieuse tromperie doit être démasquée pour qu’il soit possible de détruire les gouvernements et l’esclavage qui vient d’eux.

Un écrivain allemand, Eugène Schmidt, qui a édité à Buda-Pest, le journal « Ohne Staat », inséra dans ce journal un article vrai et audacieux non seulement par l’expression mais par la pensée. Il écrivait que les gouvernements qui justifient leur existence en disant qu’ils garantissent une certaine sécurité à leurs sujets, ne diffèrent nullement du brigand de la Calabre, qui imposait un tribut à tous ceux qui voulaient circuler sur les routes en sécurité. Schmidt fut traduit en Cour d’Assises et acquitté.

Nous sommes si hypnotisés par le gouvernement que cette comparaison nous semble une exagération, un paradoxe ou une plaisanterie ; et cependant ce n’est ni un paradoxe ni une plaisanterie. Cette comparaison est inexacte en ce sens que l’activité des gouvernements est beaucoup plus inhumaine et beaucoup plus nuisible que celle du brigand calabrais. Le brigand volait surtout les riches, les gouvernements volent principalement les pauvres et protègent les riches qui les aident dans leurs crimes. Le brigand risquait sa vie, les gouvernements ne risquent rien et font tout par le mensonge et la tromperie. Le brigand n’enrôlait personne dans sa bande par la violence : les gouvernements recrutent la plupart des soldats par la force. Avec le brigand, tous ceux qui avaient payé le tribut recevaient la même garantie de sécurité ; dans l’État, ceux qui concourent le plus à la tromperie organisée, reçoivent non seulement plus de garantie, mais des récompenses.

Le plus garanti de tous (une garde l’accompagne toujours) c’est l’empereur, ou le roi, ou le président, et c’est lui qui dépense la plus grosse somme d’argent pris des contribuables ; après suivant leur concours plus ou moins grand dans le crime des gouvernements viennent les chefs d’armée, les ministres, les préfets, les chefs de police, et jusqu’aux sergents de ville qui sont le moins garantis et reçoivent le moindre salaire.

Celui qui ne concourt pas du tout au crime gouvernemental, c’est-à-dire qui refuse de servir et de payer les impôts, subit la violence comme chez le brigand. Le brigand ne déprave pas consciemment les hommes ; les gouvernements, pour atteindre leur but, dépravent des générations entières d’enfants et d’adultes par les doctrines mensongères religieuse et patriotique.

Aucun des brigands, même les plus cruels, Steinka-Razine ou Cartouche, ne peut se comparer par la cruauté impitoyable et raffinée non seulement aux célèbres malfaiteurs — l’empereur Jean le Cruel, Louis XI, Elisabeth — mais même aux Gouvernements contemporains constitutionnels et libéraux avec leurs prisons cellulaires, leurs bataillons disciplinaires et les tueries aux guerres.

Pour les gouvernements comme pour les églises on ne peut éprouver que de la vénération ou du dégoût.

Tant qu’un homme n’a pas compris ce qu’est le gouvernement, ou ce qu’est l’église, il ne peut s’approcher de l’un ou de l’autre qu’avec vénération. Tant qu’il se dirige par eux, il doit penser pour son amour-propre que ce par quoi il se dirige est grand et saint.

Mais aussitôt qu’il a compris que ce par quoi il se dirige n’est ni libre ni saint, mais seulement une tromperie des hommes méchants qui, sous prétexte de direction, en profitent pour un but personnel, alors il lui est impossible de ne pas éprouver de dégoût pour ces hommes, et un dégoût d’autant plus grand qu’était plus important ce côté de la vie qu’ils dirigeaient, et, dès que les hommes ont compris les gouvernements, ils doivent sentir pour eux le même dégoût.

Les hommes doivent comprendre que leur participation à l’activité criminelle des gouvernements, soit par leur argent, soit par le service militaire, n’est pas un acte indifférent comme on le croit ordinairement ; mais, outre le tort que par cet acte ils font à leurs frères, ils participent ainsi aux crimes que font sans cesse tous les gouvernements, et à la préparation de nouveaux crimes à laquelle travaillent toujours les gouvernements qui entretiennent l’armée disciplinée.

Malgré toute l’hypocrisie que déploient les gouvernements pour retenir leur situation, le temps de la vénération pour eux passe de plus en plus. Et il est temps que les hommes comprennent que les gouvernements sont des institutions inutiles et même nuisibles et immorales, auxquelles tout honnête homme ne peut et ne doit participer, et desquelles il ne peut ni ne doit accepter aucun avantage.

Et aussitôt que les hommes comprendront cela clairement, ils cesseront de participer à tout ce mal, c’est-à-dire de donner aux gouvernements de l’argent et des soldats. Et aussitôt que la majorité des hommes agira ainsi, la tromperie qui asservit les hommes se détruira d’elle-même.

Par ce moyen seul, les hommes pourront être affranchis de l’esclavage.


XV
CE QUE DOIT FAIRE CHAQUE HOMME


« Mais que ces considérations générales soient justes ou non, elles ne sont pas applicables à la vie. » C’est ce que j’entends souvent, d’hommes qui sont habitués à leur situation et qui ne trouvent pas possible ou ne veulent pas la changer.

« Dites-nous exactement ce qu’il faut faire, comment organiser la société ? » disent ordinairement les hommes de la classe aisée. Ces hommes sont si habitués à leur rôle de propriétaires d’esclaves qu’aussitôt qu’on commence à parler de l’amélioration du sort des ouvriers, ils se mettent à inventer des projets de toutes sortes pour la situation des esclaves, mais ils ne pensent même pas qu’ils n’ont aucun droit de disposer des autres hommes, et que, s’ils leur veulent vraiment du bien, la seule chose qu’ils puissent et doivent faire, c’est de cesser de faire le mal qu’ils font maintenant. Et ce mal est très précis et très clair. Il consiste non seulement en ce qu’ils jouissent du travail forcé des esclaves et ne veulent pas renoncer à cette jouissance, mais aussi en ce qu’ils participent eux-mêmes à l’établissement et au soutien de ce travail forcé. Et c’est précisément ce qu’ils doivent cesser de faire.

Les ouvriers sont eux-mêmes si dépravés par leur travail forcé qu’il semble à la majorité d’entre eux que le patron qui paye trop peu et qui possède les instruments de production est coupable de leur mauvaise situation. Il ne leur vient pas en tête qu’elle ne dépend que d’eux-mêmes, et que si vraiment ils veulent améliorer leur sort et celui de leurs frères, mais ne pas songer seulement à leur propre avantage, la principale chose qu’ils doivent faire, c’est de cesser eux-mêmes de faire le mal. Et le mal qu’ils font consiste à désirer l’amélioration de leur situation matérielle par ces mêmes moyens qui les ont entraînés dans l’esclavage. Afin de pouvoir satisfaire les habitudes qu’ils ont contractées en sacrifiant leur dignité et leur liberté, les ouvriers acceptent des fonctions humiliantes et immorales, ou fabriquent des objets inutiles ou nuisibles ; et par le fait qu’ils soutiennent le gouvernement, qu’ils paient les impôts et font le service militaire, ils s’asservissent eux-mêmes.

Pour que la situation des hommes s’améliore, il faut que les hommes des classes aisées et les ouvriers comprennent qu’on ne peut améliorer la situation des hommes en conservant ses avantages ; qu’on ne peut être utile aux hommes sans sacrifices. Et si les hommes veulent réellement améliorer la situation de leurs frères, et non la leur seule, il leur faut être prêts, non seulement à changer tout le train de vie auquel ils sont habitués, mais à se priver des avantages dont ils jouissent, et à ne pas lutter pour les gouvernements mais contre eux, et même contre leur famille ; être prêts aux souffrances pour le refus aux demandes du gouvernement.

C’est pourquoi la réponse à la question : que faut-il faire ? est très simple, et non seulement très claire, mais aussi toujours facile à réaliser bien qu’elle ne soit pas celle qu’attendaient ceux qui, comme les hommes des classes aisées, sont tout à fait convaincus qu’ils sont appelés non à se corriger eux-mêmes, mais à organiser et discipliner les autres ; et par ceux qui, comme les ouvriers, sont tout à fait convaincus qu’ils ne sont pas eux-mêmes coupables de leur situation, mais que ce sont les capitalistes, et qu’on ne peut améliorer leur sort qu’en enlevant aux capitalistes les biens dont ils jouissent, afin que tous puissent profiter des avantages de la vie, réservés maintenant aux riches.

Cette réponse très claire, très réalisable est très pratique parce qu’elle convie à l’activité la seule personne sur qui chacun de nous a une puissance réelle, légale et indiscutable : sur soi-même. Voici en quoi elle consiste. Si un homme — esclave ou propriétaire d’esclaves — veut, en effet améliorer non sa seule situation, mais aussi celle des autres, il doit lui-même ne pas faire le mal qui produit son asservissement et celui de ses frères. Et pour ne pas faire ce mal il doit : 1° Ne participer ni volontairement ni par force à aucun acte du gouvernement ; il ne doit donc accepter ni les fonctions de soldat ou de feld-maréchal, de ministre, de percepteur, de juré, de préfet, de membre du parlement et, en général, aucune fonction liée à la violence. 2° Il ne doit donner volontairement au gouvernement aucun impôt direct ou indirect ; de même, il ne doit pas profiter de l’argent provenant des impôts, ni comme salaire, ni comme retraite, ni comme récompense, etc., il ne doit pas aussi profiter des établissements entretenus par les impôts arrachés au peuple par la force. 3° L’homme qui veut aider non à son seul bien, mais à celui des autres, ne doit pas s’adresser aux violences gouvernementales, ni pour la garantie de la propriété foncière ou des autres objets, ni pour la garantie de sa sécurité et de celle de ses parents ; mais ne posséder de la terre et des produits du travail des autres ou du sien que juste dans la mesure où les autres hommes n’auront pas à lui demander une part de ce qu’il possède.

« Mais c’est impossible. Comment renoncer à tout concours dans les affaires ? c’est renoncer à la vie ! » dira-t-on à cela.

L’homme qui refusera de faire son service militaire sera mis en prison ; l’homme qui ne paiera pas les impôts sera puni et on prendra l’impôt sur ses biens ; celui qui refusera un poste du gouvernement, sans avoir d’autre moyen pour vivre, mourra de faim avec sa famille ; de même pour l’homme qui refusera l’aide du gouvernement pour protéger sa propriété et sa personne. Ne pas profiter des objets qui sont grevés d’impôts, et ne pas profiter des établissements entretenus par l’État, c’est impossible, parce que bien souvent les objets de première nécessité sont grevés d’impôts ; de même on ne peut se passer des établissements d’État tels que la poste, le chemin de fer et autres.

Il est absolument vrai qu’il est difficile à l’homme de notre temps, de renoncer à tout concours dans la violence du gouvernement ; mais si chaque homme ne peut arranger sa vie pour ne participer aucunement à cette violence, est-ce à dire qu’il ne lui est pas possible de s’en affranchir de plus en plus ? Chaque homme n’aura pas la force de refuser d’entrer au régiment (il y en a qui l’ont), mais chaque homme peut ne pas entrer de son bon gré au service militaire, policier, judiciaire ou fiscal, il peut préférer à des appointements avantageux payés par le gouvernement, un service particulier moins rétribué. Chaque homme n’aura pas la force de renoncer à sa propriété foncière (bien qu’il y en ait qui y renoncent), mais chaque homme peut, en comprenant la criminalité de telle propriété, en rétrécir les limites. Chaque homme ne pourra renoncer à la possession d’un capital (cependant il y en a) et aux jouissances d’objets garantis par la violence, mais chacun peut, en diminuant ses besoins de plus en plus, avoir un nombre de plus en plus restreint de ces objets qui excitent l’envie des autres hommes. Chaque homme ne peut renoncer au salaire payé par le gouvernement (il y en a qui préfèrent la faim au salaire d’un gouvernement malhonnête), mais chacun peut se contenter d’un salaire moindre pourvu que son service soit moins lié à la violence. Chaque homme ne peut renoncer à profiter des écoles du gouvernement (il y en a), mais chacun peut préférer l’école privée à l’autre.

Chacun peut profiter de moins en moins des objets qui sont grevés d’impôts et des établissements de l’État.

Entre l’ordre existant basé sur la rude violence et l’idéal de la vie qui consiste dans la communion des hommes basée sur le consentement raisonnable approuvé par les coutumes, il y a une foule de degrés, par lesquels l’humanité a marché sans cesse et marche ; le rapprochement vers cet idéal ne se fait qu’autant que les hommes s’affranchissent de la participation dans la violence.

Nous ne savons pas et ne pouvons prévoir et par suite prescrire, comme le font les faux savants, les moyens par lesquels se feront l’affranchissement des hommes et l’anéantissement des gouvernements. Nous ne savons aussi quelle forme prendra la vie humaine à mesure qu’elle s’affranchira de la violence des gouvernements ; mais nous savons indiscutablement que la vie des hommes, qui ayant compris à quel point est criminelle l’activité des gouvernements s’efforceront de ne pas profiter du gouvernement et de n’y pas participer, sera tout autre et plus en harmonie avec la vie idéale et avec notre conscience, que la vie actuelle, dans laquelle les hommes tout en participant à la violence du gouvernement et en profitant, feignent de lutter contre lui, et tâchent de remplacer l’ancienne violence par une nouvelle.

L’organisation actuelle de la vie est mauvaise, tous le reconnaissent ; et la cause de cette organisation et de l’esclavage c’est la violence des gouvernements. Pour détruire cette violence, il n’y a qu’un seul moyen : s’abstenir de toute participation à la violence. C’est pourquoi, s’il est difficile ou facile aux hommes de s’abstenir de la participation dans la violence du gouvernement, plus tard ou plus tôt se feront sentir les bons résultats de cette abstention. Ce sont des questions superflues parce que pour affranchir les hommes de l’esclavage il n’y a que ce seul moyen, il n’y en a pas d’autre. Et en quelle mesure et quand la violence sera-t-elle remplacée dans chaque société et dans le monde entier par le consentement raisonnable et libre approuvé par la coutume ? Cela dépendra de la force et de la clarté des consciences humaines, et du nombre d’hommes particuliers qui auront compris cela. Chacun de nous est un homme particulier et chacun peut participer au mouvement commun de l’humanité ou être contre ce mouvement. Chacun a le choix : ou aller contre la volonté de Dieu en bâtissant sur le sable la maison fragile de sa vie mensongère et éphémère, ou se mêler au mouvement éternel, immortel de la vie vraie, selon la volonté de Dieu.

Mais peut-être me suis-je trompé, et faut-il tirer de l’histoire de l’humanité toute autre conclusion. L’humanité ne marche peut-être pas vers l’affranchissement de la violence, et celle-ci est peut-être le facteur nécessaire du progrès, et l’État avec la violence, une forme nécessaire de la vie.

Pour les hommes ce sera peut-être pire si les gouvernements sont détruits, si la propriété et la garantie de la sécurité n’existent plus.

Admettons qu’il en soit ainsi et que tout ce qui précède ne soit pas juste. Mais, outre les considérations générales sur la vie de l’humanité, il y a encore pour chaque homme une question de vie personnelle, et malgré toutes les considérations sur les lois générales de la vie, l’homme ne peut faire ce qu’il trouve non seulement nuisible, mais mauvais.

« Il est très possible que les dissertations sur la nécessité de l’État pour le développement de la personnalité, sur la nécessité de la violence de l’État pour le bien de la société soient justes et puissent se déduire de l’histoire », répondra chaque homme franc et honnête de notre temps ; « mais l’assassinat est mal, c’est plus sûr que toutes les dissertations ; et en me demandant d’entrer au régiment ou en me demandant de l’argent pour louer et équiper des soldats ou acheter des canons et armer des croiseurs, vous voulez me faire participer à l’assassinat ; et non seulement je ne le veux pas, mais je ne le puis pas. De même, je ne veux pas profiter de la terre ou des capitaux que vous protégez, parce que je sais que vous faites cela par l’assassinat. Je pouvais faire tout cela autrefois, quand je ne comprenais pas que c’était criminel, mais depuis que l’ai compris, je ne puis y participer.

« Je sais que nous tous sommes liés par la violence, qu’il est difficile de la vaincre complètement, mais quand même je ferai tout mon possible pour ne pas y prendre part, je ne serai pas son complice, et je tâcherai de ne pas profiter de ce qui est acquis et garanti par le crime.

« Je n’ai qu’une vie, et pourquoi dans cette courte vie agirais-je contre la voix de ma conscience, pourquoi me ferais-je le complice d’actions mauvaises ? Je ne le veux pas, je ne le ferai pas.

« Qu’adviendra-t-il de cela, je l’ignore, je pense seulement qu’il ne peut sortir rien de mal d’avoir agi selon ma conscience. »

Ainsi doit répondre chaque homme franc et honnête à tous les arguments sur la nécessité du gouvernement et de la violence, et à toute demande d’y participer.

Ainsi, le juge suprême et infaillible — la conscience — confirme à chaque homme ce à quoi le conduisent les considérations générales.

« Mais c’est encore la même propagande : d’un côté la destruction de l’ordre existant, sans l’édification d’un autre ordre quelconque ; de l’autre, la vieille histoire de ne rien faire » diront plusieurs, en lisant ce qui précède.

« L’activité des gouvernements n’est pas bonne, celle des cultivateurs, celle des entrepreneurs aussi ; de même l’activité des socialistes, des révolutionnaires, des anarchistes n’est pas bonne ; c’est-à-dire que toute activité pratique est mauvaise, et que seule est bonne, l’activité morale, spirituelle, vague qui mène tout au chaos et à l’inaction ». Je sais que plusieurs hommes sérieux et francs pensent et diront cela. Ce qui choque le plus les hommes avec l’abolition de la violence, c’est la non-protection de la propriété, et par suite la possibilité pour chaque homme de prendre impunément chez l’autre ce dont il a besoin ou ce qu’il désire. Les hommes sont si habitués à la garantie de la propriété et de la personne par la violence, qu’ils s’imaginent que sans elle il y aura un désordre constant et une lutte perpétuelle de tous contre tous. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit ailleurs sur ce que la protection de la propriété par la violence ne diminue pas, mais augmente le désordre ; mais, en admettant même, qu’en l’absence de garantie se produisent des désordres, que doivent faire les hommes qui ont compris la cause de tous les maux dont ils souffrent ? Si nous avons compris que nous sommes malades d’alcoolisme nous ne pouvons, en continuant à boire, espérer améliorer notre santé, si même en continuant à boire, nous prenons des remèdes prescrits par un médecin peu clairvoyant.

Il en est de même des maladies de la société. Si nous avons compris que nous sommes malades parce que les uns usent de violence envers les autres, alors il nous est déjà impossible d’améliorer la situation de la société en soutenant la violence existante du gouvernement ou en introduisant une violence nouvelle : révolutionnaire, socialiste. C’était possible tant qu’on ne connaissait pas la cause principale du mal de l’humanité, mais aussitôt qu’il a été clair que les hommes souffrent par la violence des uns contre les autres, alors il est devenu impossible de vouloir améliorer la situation des hommes en continuant l’ancienne violence ou en la remplaçant par une nouvelle. De même qu’il n’y a qu’un seul moyen de guérir un alcoolique : supprimer les boissons alcooliques — la cause de la maladie — de même, pour délivrer les hommes de la mauvaise organisation de la société il n’y a qu’un seul moyen : s’abstenir de la violence, cause de tous les maux — de la violence personnelle, de toute propagande et justification de la violence.

Outre que ce moyen est le seul pour délivrer les hommes de leurs maux, son emploi est encore nécessaire parce qu’il s’accorde avec la loi morale de chaque homme de notre temps. Si cet homme a compris que chaque protection de la propriété et de la personne par la violence n’est possible que par la menace de l’assassinat, ou même par l’assassinat, il ne peut déjà avec la conscience tranquille, profiter de ce qui s’acquiert par le meurtre ou par la menace du meurtre, et il participera le moins possible dans l’un ou dans l’autre.

Ainsi, ce qu’il faut pour délivrer les hommes de leurs maux est également nécessaire à la satisfaction morale de chaque homme particulier. C’est pourquoi chaque homme particulier ne peut douter que pour le bien commun et pour l’accomplissement de la loi de sa vie, il ne doit ni participer à la violence, ni la justifier, ni en profiter.


Léon Tolstoï