Henri Duchmann
Le gouvernement



Article publié dans Les Temps Nouveaux, N°9, 1895
Source




De tous les préjugés qui entravent le développement normal des individus, le principe gouvernemental est, à la fois, celui qui trouve le plus de défenseurs et dont le joug se fait le plus terriblement sentir. Commentant cette définition de Locke : La fin du gouvernement est le bien de l’humanité, Huxley émet l’opinion suivante : « On peut rêver une société où l’intelligence naturelle de chacun serait assez forte et sa culture assez développée pour lui permettre de savoir ce qu’il doit faire et poursuivre. Dans cet État, la police serait aussi superflue que toute autre forme de gouvernement. » Puis il ajoute aussitôt cette restriction : « Mais le regard de l’homme ne peut découvrir un pareil État, et il n’est point probable que l’avenir lui en réserve le spectacle. » Huxley considère donc une société sans gouvernement, un État sans police ni autre direction que l’intelligence et l’initiative individuelle, — c’est-à-dire la conception anarchiste — comme le couronnement inespéré, le salut, improbable d’une civilisation arrivée à l’extrême degré de perfection. « Le rêve seul peut atteindre ce mieux suprême et il est trop beau pour être réalisable ! » s’écrie-t-on pour s’épargner la peine de propager l’idée que l’on admet sublime.

Ceci répond merveilleusement aux injures de ceux qui prétendent que la lutte entreprise par les anarchistes ne tend qu’à donner libre cours à leur instinct de destruction. sanguinaire : leur idéal est trop beau ! Mais les esprits sensés ne peuvent rejeter sans autre examen l’œuvre qui semble si désirable, impossible a priori. Une thèse également prônée par les partisans de l’autorité consiste en la déduction suivante : l’humanité primitive, qu’aucune législation ne régissait, végétait à l’état sauvage et, seule, la force brutale présidait aux rapports des hommes entre eux ; plus tard, pour établir une entente commune et sauvegarder les droits de tous, un gouvernement fut constitué qui formula des lois de sociabilité. Celles-ci furent cause d’une subite sympathie mutuelle, les violences furent proscrites, la civilisation s’étendit alors sur le monde et, modifiées, les coutumes s’améliorèrent.

Or, rien n’est moins vrai, d’un bout à l’autre cet exposé est faux ! Que l’on compulse l’histoire malgré ses allures de courtisane, et chaque page nous dira les luttes qu’eurent à soutenir contre l’arbitraire des gouvernements le droit et la raison des peuples. La force brutale ne disparut point des mœurs, elle fut tout au contraire le monopole de la caste dirigeante. La force brutale fut, pendant de longs siècles pour les chefs d’État, le seul moyen de se maintenir au pouvoir et de rançonner leurs sujets. Les lois qu’ils prescrivaient attentaient toujours au bien-être et à la liberté des individus. Les gouvernements ont été les seuls fomenteurs des guerres qui dévastèrent le monde, pour eux s’enrégimentèrent les foules et n’advenaient aux honneurs que les brutes sanguinaires, les guerriers farouches, les conquérants impitoyables.

Admettre la nécessité d’un gouvernement, c’est faire preuve d’obscurantisme, c’est avouer son ignorance, c’est dire l’incapacité de connaître soi-même les besoins qui nous assaillent. En quoi les gouvernants savent-ils mieux que nous ce qui nous est profitable ? Leurs connaissances ne sauraient dépasser les bornes des connaissances de tous ; aucune supériorité ne les distingue du commun des mortels et ils n’excellent que dans l’art de duper et de saigner les peuples. Sont-ils doués d’une intelligence excessive ? Nous sommes en mesure de répondre par la négative, car ils s’apercevraient bientôt que leur intervention ne peut être que préjudiciable à l’intérêt des hommes.

Encore une fois, rien ne justifie la confiance que les individus ont à l’égard des gouvernements. À ceux qui objectent que le pouvoir a pour but d’améliorer le sort de l’humanité, de résoudre les différends qui naissent des rapports sociaux, nous montrerons l’œuvre néfaste accomplie depuis les siècles que règne le préjugé gouvernemental, nous prendrons à témoin le déplorable résultat que nous avons sous les yeux. Certes, la brute avinée, le lourdaud béat, le criminel féroce sont de ceux contre qui la nécessité d’une mesure défensive s’impose ; mais ne sortent-ils pas du moule dans lequel l’État les a enfermés depuis leur naissance et ne sont-ce pas eux qui, souvent, se mettent en tête de régir les autres ? L’humanité se trouve-t-elle plus heureuse qu’aux premiers âges de son existence, alors que notre sort est encore entre les mains des premiers forbans venus et que, malgré toutes les extraordinaires révélations scientifiques qui devraient abréger nos peines, nous sommes, plus que jamais, plongés dans l’attente anxieuse d’un monde meilleur ?

Tous les régimes gouvernementaux ont exercé leur puissance et, sous chacune de ces diverses formes du pouvoir, l’esprit humain, affolé, s’est débattu ; chaque fois, il a fait entendre sa protestation, mais son effort ne réussissait qu’à transformer en une autre calamité le mal qui l’accablait. C’est que, persistant, s’obstinant en son erreur primitive, l’humanité n’envisageait ce mal que comme l’œuvre de la classe qui occupait le faîte de la société, alors que le principe lui-même est désastreux.

Maintenant encore, de sincères pionniers préparent l’avènement au pouvoir d’une nouvelle couche sociale, espérant que celle-là, du moins, sera plus équitable, plus humaine que celles qui se sont succédé jusqu’à ce jour :

« Il faut que le peuple ait son tour ! »

affirmait sérieusement un poète socialiste. « Ce n’est qu’un mensonge de journaux, répond Ibsen par la bouche du docteur Stockmann, que de prétendre que la basse classe, la grande masse, la foule soit l’élite, la fleur de la nation. L’homme raisonne toujours ainsi tant que l’esprit vulgaire reste dans le corps, et tant qu’il n’est pas arrivé par le travail à s’approprier la noblesse intellectuelle ».

Aussi ce que nous combattons ici n’est pas tant le régime actuel qui s’abîme dans la boue de ses scandales que le nouveau despotisme dont l’aurore se lève à l’horizon de la souffrance humaine. Nous savons trop ce que coûte de tortures et de larmes le pouvoir d’un gouvernement quelconque pour que nous restions muets à la menace d’une période nouvelle d’asservissement. Ce n’est pas progresser que de s’enfoncer plus avant dans le mal, que de conférer plus d’extension, plus de puissance à l’État qui nous opprime, que d’abdiquer notre initiative aux mains vénales de bas politiciens et d’affreux saltimbanques de foires électorales.

Si nos aïeux se sont trompés, ou plutôt s’ils ont été trompés, est-il raisonnable de montrer dans leur erreur une aveugle et stupide ostentation ? Aucune forme gouvernementale n’est adéquate aux besoins de l’humanité ; laissons là cette défroque d’un autre âge, affranchissons-nous de ce préjugé, cherchons une autre voie et recommençons une ère exempte d’autorité, peut-être alors serons-nous sur la route du bonheur.


*
**



« L’homme — d’âme vertueuse ne commande ni n’obéit. — Le pouvoir comme une dévorante peste — Pollue tout ce qu’il touche ; et l’obéissance — Hors de tout génie, vertu, liberté, vérité — Fait un esclave de l’homme et de la vivante organisation humaine — Un mécanisme, un automate. »

Inspirons-nous de ces admirables vers de Shelley et travaillons de concert au renouveau sans crainte des répressions, car en effet que pourrait-on requérir contre l’homme qui dirait pour toute défense : C’est par amour pour mon prochain que je dénonce et combats le mal dont il souffre !



Henri Duchmann